Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mardi 30 mai 2017

La chronique du blédard : Faire société pour prévenir le pire

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 mai 2017
Akram Belkaïd, Paris


Personne ne sait jusqu’où la barbarie peut aller. L’attentat de Manchester est une abomination qui provoque répulsion et colère. Comment peut-on commettre un tel crime ? Au nom de quelle cause ? Quelle logique mortifère peut guider de tels actes ? On sait ce que cherche l’Organisation de l’Etat islamique (OEI – souvent désigné par son acronyme arabe Daech). Son objectif n’est pas d’amener les gouvernements européens à abdiquer ni de les vaincre militairement. Le but est évident : provoquer des réactions et des violences en retour pour créer et creuser la fracture entre la majorité de la population et les minorités musulmanes.

Le rêve de Daech, c’est qu’après un attentat, des représailles aveugles suivent. Des ratonnades, des attaques de mosquées voire, ensuite, des tueries contre des personnalités de confession ou de culture musulmane. Le piège est là, évident. Depuis les attaques contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo puis celles du funeste 13 novembre 2015 (Bataclan, stade de France et rues de Paris), c’est cette logique morbide qui est à l’œuvre car elle relève de la vision eschatologique de cette organisation.

Pour l’heure, cette stratégie est loin d’atteindre son but. Bien sûr, après chaque attentat, les réseaux sociaux s’enflamment et des internautes, le plus souvent anonymes, donnent libre cours à leur colère et à l’expression de leur haine à l’égard de tout ce qui a trait à l’islam ou au monde arabe. Bien sûr, l’aubaine est aussi exploitée par la fachosphère qui ne perd aucune occasion pour diffuser ses messages xénophobes et islamophobes. Mais les réseaux sociaux sont ce qu’ils sont : des défouloirs et des champs d’expression pour minorités bruyantes. Dans le monde réel, dans la vie de tous les jours, la cohésion des sociétés demeure. Le bon sens et le raison-garder des communautés nationales l’emportent sur les velléités individuelles de répondre à la violence par la violence.

La question qui se pose est évidemment de savoir si tout cela peut durer. Contrairement à ce que pensent les nervis de l’OEI et ceux qui les défendent ou leur trouvent des circonstances atténuantes, la capacité de résistance des sociétés européennes est immense. Bien sûr, on pourrait croire que des décennies de consumérisme et de paix ont ramolli ces populations. Ce serait se tromper. Les mémoires collectives ne sont pas un concept fumeux. Une ville comme Manchester a connu les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. On y a gardé le souvenir du « Christmas Blitz », d’avant le Noël de 1940 : Près de 500 tonnes d’explosifs et 37 000 bombes incendiaires déversées par l’aviation allemande. Les gens de Manchester ne viennent pas de nulle part. Ils ont une histoire, un vécu commun. Les recrues de Daech, comme les chefs de cette organisation, sont des ignares qui pensent que leurs attentats sont suffisants pour ébranler des peuples et des sociétés qui appartiennent à un continent qui fut, jusqu’à il n’y a pas longtemps, celui des guerres perpétuelles.

On répliquera que c’est bien l’Europe, et les Etats Unis, qui portent aujourd’hui ces guerres ailleurs et notamment dans le monde musulman. Certes. Mais il ne s’agit pas ici de revenir sur la responsabilité écrasante de l’Occident dans les dérèglements du monde actuel. Disons simplement que les crimes commis par Daech altèrent et souillent la supériorité morale des victimes (Irakiens, Libyens, Palestiniens, la liste est longue…) des agissements des intérêts occidentaux. Tuer des enfants… Des enfants ! Tuer des enfants, c’est tremper dans la même fange que celles et ceux qui ont imposé et assumé un embargo meurtrier contre l’Irak dans les années 1990. C’est se mettre au même niveau des colons israéliens qui mettent le feu à maison d’une famille palestinienne pour y tuer ses occupants, bébés compris. Quelle que soit la colère et défiance que l’on peut éprouver à l’égard de l’Occident, rien ne justifie l’horreur de Manchester. Absolument rien.

Mais revenons à la question précédemment posée. Existe-t-il un risque pour que les attentats de l’OEI, car il y en aura d’autres - c’est une certitude - créent l’irréparable ? Assistera-t-on dans un futur plus ou moins proche ou éloigné à une « grande expulsion » ? Il faut s’abstenir de hausser les épaules en balayant une telle hypothèse. Nous savons que l’Histoire est pleine de tragédies qui furent longtemps inenvisageables. En la matière, le « tout est possible » n’est pas juste une manière pessimiste de voir le monde. C’est une prudence nécessaire par les temps qui courent.

Autrement dit, il est absolument fondamental de travailler à défendre la cohésion des sociétés visées par le terrorisme. Dans les communautés de cultures musulmanes qui vivent en Europe, il y a une évidente tentation de repli sur soi ou de détachement. Dire « je n’ai rien à voir avec ces fous, je ne vois pas pourquoi je me sentirai concerné » est fondé et il ne faut certainement pas éprouver une culpabilité qui n’a pas lieu d’être. Néanmoins, l’heure est plus que jamais au dialogue et à la démarche vers l’autre. Il s’agit d’affirmer son appartenance à ces communautés nationales (et cela même si un déni de cette appartenance est souvent enduré). Il ne s’agit pas non plus de ramper à terre ou, comme le font certains intellectuels maghrébins, de s’agiter en levant le doigt tout en hurlant « moi m’ssieu, moi m’ssieu j’suis différent, n’ayez pas peur de moi ! » Il faut juste avoir conscience qu’une communauté nationale, ça se construit et consolide en permanence. Les sociétés européennes ont bien des défauts mais elles montrent depuis plusieurs années leur discernement, leur tolérance, et même leur intelligence. C’est la préservation de tout cela qui est en jeu.

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