Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 29 août 2016

La chronique du blédard : Rio, l’Algérie, son sport et sa boxe

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 août 2016
Akram Belkaïd, Paris

Les Jeux olympiques sont terminés et, faut-il s’en étonner, l’Algérie pointe au soixante-deuxième rang avec deux médailles d’argent (c’est aussi bien que l’Irlande fanfaronnent les wanetoutristes…). Cette moisson est à peine meilleure que celle de 1984, année où les JO de Los Angeles avaient permis à la boxe algérienne de remporter deux médailles de bronze grâce à Moussa et à Zaoui. Près de trente ans plus tard, et un cumul de 17 médailles (dont cinq en or), on pourrait parler de stagnation du sport algérien mais c’est plutôt de régression qu’il s’agit. En effet, les années 1980 ont vu aboutir les fruits des efforts politiques et organisationnels consentis durant la décennie précédente notamment en matière de détection des jeunes talents. Même si elle masquait à peine la désorganisation rampante du sport algérien, l’émergence de championnes, et médaillées d’or, comme Hassiba Boulmerka (1992) et Nouria Benida Merrah (2000) sans oublier le grand (ténésien) Noureddine Morcelli (champion olympique en 1996) est l’aboutissement d’une vraie vision en matière de politique sportive.

La déroute de Rio, on pourrait même dire la « tbahdilla » (la perte de face), nous dit ce qu’est l’Algérie d’aujourd’hui. Après cinquante ans d’indépendance, l’incapacité de ses dirigeants à doter ce pays de structures sportives pérennes est patente. On se gargarise des milliers de kilomètres d’autoroute réalisés au cours de ces dix dernières années mais combien de piscines ont-elles été construites depuis 1962 ? Combien de salles de sport ? Combien de club d’athlétisme ont-ils vu le jour ? Le lieu commun concernant notre pays est de dire et de répéter que sa population est jeune. Certes, mais ce qu’il y a de dramatique dans l’affaire c’est qu’elle est privée de la possibilité de faire du sport. Cela ne date pas d’hier mais les choses se sont aggravées. Un gamin doué pour l’athlétisme ou pour le judo ne pourra compter que sur lui-même et quelques bénévoles. L’Etat et ses représentants accros aux frais de mission comme nous venons de le constater durant les JO de Rio, demeurent quant à eux aux abonnés absents.

Et l’on sent pointer la même dérive que pour le football. On connaît le raisonnement. A quoi bon former des athlètes locaux puisqu’il est possible d’aller les chercher ailleurs… Bien sûr, on ne va pas faire comme les pays du Golfe qui « achètent » des athlètes étrangers à l’image de cette équipe de hand-ball du Qatar qui n’est rien d’autre qu’un ramassis de mercenaires que le Comité olympique international, gazodollars ou pas, devrait interdire de compétition. Non, comme pour le ballon rond, on compte de plus en plus sur les talents d’origine algérienne qui vivent en Europe et principalement en France. Le syndrome de l’import-import touche donc aussi le sport. A quoi bon des réformes, à quoi bon des politiques ambitieuses pour donner des perspectives à la jeunesse puisqu’il est possible de faire appel à des sportifs formés ailleurs ? On devine les arguments : c’est plus simple, ça ne demande pas beaucoup d’organisation et ça peut même rapporter des sous si l’on s’entend bien avec les agents des concernés... Ainsi, le terme prospection prend une signification différente. Avant, il s’agissait de détecter des talents aux quatre coins de l’Algérie en organisant des compétitions ouvertes à tous (c’est-à-dire sans piston). Aujourd’hui, cela signifie piocher dans les effectifs des fédérations françaises et convaincre de jeunes binationaux de ne pas revêtir le maillot bleu et de lui préférer le vert.

Parions que cette prospection d’import-import va cibler un certain nombre de sports où les binationaux sont très nombreux. L’un d’entre eux est la boxe. Les médailles d’or obtenue par les compétiteurs français à Rio confirment une tendance dont on parle peu dans les médias hexagonaux : la boxe attire de plus en plus de jeunes, filles comprises. Dans le contexte politique et social que l’on sait, enfiler les gants pour affronter un sac ou un sparring-partner offre des bienfaits évidents (et forme aussi les concernées à l’auto-défense). De son côté, la boxe algérienne a toujours été talentueuse (c’est elle qui, rappelons-le, a obtenu les premières médailles olympiques en 1984). Pour qui suit ce sport, et le présent chroniqueur en fait partie, il fut un temps où nos boxeurs relevaient le gant face aux meilleurs d’entre tous – et les plus élégants aussi – autrement dit les Cubains. Mais ce sport n’a jamais bénéficié de la même considération que le football ou d’autres sports de balle. Les salles – un investissement pourtant modeste – restent peu nombreuses et les techniciens ont du mal à obtenir le soutien financier nécessaire pour se former à l’étranger. On peut avoir une pensée pour le défunt Hocine Soltani (médaille d’or en 1996) mais cela fait longtemps que la jeunesse algérienne, avec son énergie, sa fougue et sa colère, aurait dû donner à la boxe l’équivalent d’un Teófilo Stevenson (peut-être le plus grand boxeur de toute l’histoire. Médaillé d’or en 1972, 1976 et 1980, il a toujours refusé de passer pro au grand dam de ceux qui rêvaient de le voir affronter le grand Ali) ou d’un Felix Savon (médaille d’or en 1992, 1996 et 2000).

Comme pour l’athlétisme (notamment en demi-fond) ou le judo, le terreau existe pour que la boxe algérienne soit à la hauteur de son potentiel. Il faut juste une politique ambitieuse, des efforts constants et un refus de cette facilité qui consiste à aller faire son marché ailleurs.          
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La chronique du blédard : Le burkini et l’exigence d’assimilation totale

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Le Quotidien d'Oran, Jeudi 18 août 2016, Paris
Akram Belkaïd, Paris

C’est donc « le » sujet de cette fin de période estivale en France. Il ne s’agit pas des Jeux Olympiques et de leurs breloques. Il ne s’agit pas non plus de l’aggravation de la situation en Syrie, au Yémen, en Irak ou même en Turquie où une (nouvelle) dictature est en train de naître. Il faudra revenir sur ces sujets, mais, pour l’instant et vous l’aurez compris, le thème de la semaine concerne le burkini, cet étrange habit nautique féminin dont le nom vient de la contraction entre burqa et bikini. L’affaire est simple : quelques municipalités ont interdit son port par des baigneuses et l’affaire a vite pris une dimension nationale voire internationale.

Les avis quant à cette interdiction sont nombreux et variés. Acte islamophobe, raciste et électoraliste pour les uns, mesure préventive contre l’expansion de l’intégrisme musulman et en défense de la laïcité pour les autres. Les réseaux sociaux s’échauffent, les tribunes qui s’insurgent contre ce « maillot intégral » succèdent à celles qui le défendent ou, du moins, qui ne se font guère d’illusions sur les motivations réelles de ses contempteurs. Gageons que ce vacarme est parti pour durer jusqu’à la fin du mois en attendant un nouveau thème de délire général. Signe de l’inconfort intellectuel que cette situation crée, de nombreux internautes préfèrent opter pour l’humour et le présent chroniqueur a bien failli en faire autant en imaginant le scénario d’un film qui serait tourné à Saint-Tropez et qui s’intitulerait « Le gendarme et les burkinées ».

Depuis la première affaire du voile en 1989, les polémiques liées à l’islam se suivent avec une régularité de métronome. Cela fait plus de vingt-cinq ans que ces « débats » sont marqués par l’absence de raison et par l’impossibilité d’obtenir que les discussions, quand elles sont possibles, se déroulent avec un minimum d’intelligence. Et ce manque de rationalité s’est aggravé en raison de la succession d’attentats commis depuis janvier 2015 et de la dégradation du climat sécuritaire dans l’Hexagone.

Pour autant, la peur du terrorisme islamiste n’explique pas tout car la France a un problème avec l’islam depuis très longtemps. La visibilité croissante de la pratique de cette religion mais aussi la confusion, sciemment entretenue par une partie de la classe politique et des élites médiatiques, entre la visibilité (et la non-discrétion…) de certaines populations d’origine étrangère et leur confession musulmane (réelle ou supposée) sont à l’origine d’un malaise identitaire évident que l’extrême-droite sait très bien exploiter. La France est-elle toujours la France alors que certains de ses citoyens sont des musulmans ? A cette question, l’extrême-droite répond par la négative tandis que les autres courants politiques majeurs – qui ne sont pas loin de penser la même chose - bottent en touche en agitant le concept d’un « islam de France » dont on se demande par qui et comment il sera défini. C’est donc l’acceptation d’une présence musulmane définitive sur le sol français qui est posée avec ce que cela sous-entend comme liens avec le passé colonial.

Mais il n’y a pas que cela. Au-delà des grands discours sur la défense des droits de la femme (la nageuse en burkini est ainsi devenue le symbole de l’oppression masculine dans un pays toujours incapable d’assurer l’égalité salariale entre les deux sexes), ce que cette polémique révèle, c’est le refus que des ressortissantes françaises de confession ou de cultures musulmanes puissent se différencier d’avec le reste de leurs compatriotes. Qu’on le veuille ou non, on en revient donc toujours à cette incontournable question de l’assimilation. Une « bonne » française musulmane est-elle une française qui doit absolument ne pas montrer qu’elle est musulmane ? Voire qui, in fine, ne doit plus être musulmane ? Ces deux interrogations risquent de faire pousser des cris d’orfraies mais que celles et ceux qui se mobilisent contre le burkini y réfléchissent avec sincérité (de même, il convient aussi de se demander si c’est le port du burkini qui fait la « vraie » musulmane…). Le burkini provoque les crispations parce qu’il est vu comme une opposition à une assimilation totale. Comme pour le voile ou la burqa, ce qu’une partie de l’opinion publique française n’accepte pas – et cela les politiques l’ont très bien compris – c’est que les femmes de confession ou de culture musulmane ne s’assimilent pas ou, pour être plus précis, qu’elles ne s’assimilent pas comme cette opinion publique le veut et l’exige.

Les hommes, quant à eux, provoquent moins d’états d’âmes. Certes, il y a désormais toutes ces craintes autour des risques de radicalisation mais il y a tout de même moins de crispation et moins de polémiques à leur sujet. Que certains d’entre eux continuent à porter la barbe, à nager avec de longs bermudas qui cachent les genoux, qu’ils se baladent en qamis et savates, cela peut agacer ici et là mais cela risque peu de déboucher sur une polémique comparable à celles qui concernent les femmes. Cela vient de l’un des grands non-dits de la société française. Il y a cette idée ambiante selon laquelle les hommes de confession ou de cultures musulmanes sont « irrécupérables » car peu susceptibles d’être totalement assimilés. Et comme on ne peut rien faire contre cela (un jugement qui se traduit, entre autre, par le peu de cas que l’on fait des jeunes des cités) il est tout de même possible de porter la bataille sur tout ce qui concerne leurs femmes, ces dernières étant supposées être plus facilement assimilables (cette assimilation des femmes est peut-être aussi vue comme le préalable pour convaincre les hommes de faire le même chemin).

Dès lors, on comprend pourquoi l’essor du port du voile provoque autant de passions.  La seule manière de les apaiser et d’aller de l’avant, serait qu’un débat sérieux soit ouvert à propos de cette exigence, implicite mais ô combien structurante, d’assimilation totale. Mais dans le contexte que l’on sait et au vu de l’indigence de la classe politique française (et de sa clientèle médiatique), il y a peu de chance pour que cela arrive.
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La chronique du blédard : Les outrances du T-rump

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 11 août 2016
Akram Belkaïd, Paris
 
Les Etats Unis d’Amérique seront-ils bientôt présidés par un sociopathe narcissique ? Un homme dangereux qui passe son temps à insulter ses contradicteurs, qui ne s’excuse jamais, qui invente les plus gros bobards possibles sans reconnaître qu’il a menti et qui prétend incarner le renouveau d’un pays à la croisée des chemins. Suivre une semaine de campagne électorale chez l’oncle Sam, c’est manger du T-rump matin, midi et soir. C’est aussi se rendre compte que face à l’outrance, le bon sens et la raison n’ont pas toujours la partie facile.
 
De fait, Donald Trump peut raconter n’importe quoi sans en subir les conséquences. Ainsi, a-t-il affirmé que les musulmans habitant le New Jersey ont fait la fête après l’effondrement des tours jumelles en septembre 2001. Il a aussi juré que la télévision a montré les images d’un avion transportant une rançon payée par Washington pour libérer des prisonniers américains détenus en Iran.
 
Ni les multiples indignations ni le travail de fourmi des journalistes ni les démentis des autorités n’ont eu d’effet. Trump balance ce qu’il a envie de déverser comme idioties et ne prête aucune attention aux scandales qu’il provoque. Bien au contraire. Les réactions outragées lui donnent l’occasion d’aviver de nouvelles polémiques ce qui ravit ses supporters. C’est d’ailleurs un vrai problème qui incite à la réflexion. Quelles que soient les démonstrations destinées à prouver que les propos du magnat immobilier ne sont que du délire – on pense notamment au « fact checking » des journalistes (vérifications des faits), son camp continue à le croire et à estimer que tous ceux qui s’opposent à lui mentent.
 
Certes, de nombreuses personnalités du parti républicain ont pris leurs distances avec l’encombrant impétrant. Une pétition circule pour qu’il se soumette à une expertise psychiatrique et l’on voit apparaître ici et là des candidatures indépendantes susceptible d’affaiblir son score en novembre prochain. Mais la base électorale de Trump ne rétrécit pas (on pourra se consoler en relevant qu’elle ne s’élargit pas non plus). De même, ses récoltes de fond restent importantes (80 millions de dollars en juillet dernier contre 90 millions pour sa rivale démocrate Hillary Clinton). En un mot, malgré les doutes au sein du parti républicain, Trump reste dans le jeu même si les sondages le donnent (pour le moment) perdant.
 
Revenons maintenant sur deux sorties récentes du candidat républicain. La première concerne ses propos à la suite de sa mise en cause, durant la convention démocrate à Philadelphie, par le couple Khan. Il s’agit d’Américains d’origine pakistanaise dont le fils, un militaire, est mort en 2004 en Irak. M. Khan, un avocat, a accusé Trump de n’avoir jamais lu la Constitution des Etats Unis (et donc d’ignorer qu’il ne peut pas mettre les musulmans à l’index) et de ne pas savoir ce que signifie le fait de faire un sacrifice.
 
La réponse de Trump s’est faite en deux temps. Il s’est d’abord découvert des convictions féministes (on y reviendra) en affirmant que si l’épouse de M. Khan est restée muette lors du discours de son mari pendant la convention c’est, islam oblige, parce qu’elle n’avait pas le droit de parler. La concernée a expliqué par la suite que c’est la douleur qui l’a rendue muette et qu’évoquer son fils en public lui était impossible. Cette mise au point n’a guère eu d’effets sur Trump qui a ensuite estimé que le père du soldat défunt l’avait injustement attaqué alors que lui aussi aurait fait des sacrifices. Lesquels ? « J’ai créé des emplois dans mes entreprises » a précisé l’homme à la houppe.
 
Voilà une bien étrange conception de ce qu’est un sacrifice. Pour Trump, créer un emploi équivaut donc à un don de soi. On retrouve la mentalité de celui qui a mis sur le carreau de milliers de sous-traitants et d’employés après l’échec de ses projets immobiliers dont un casino géant à Atlantic City. On attend avec impatience que cet olibrius fasse l’éloge de l’esclavage puisque le fait de payer des salariés lui semble si douloureux…
 
La deuxième sortie de l’homme à la « tupé » (postiche en espagnol) concerne le thème du harcèlement sexuel auquel sont confrontées de nombreuses américaines sur leur lieu de travail. Pour Trump, une femme dans ce genre de situation doit démissionner ou changer de métier. Pas question qu’elle demande justice ou qu’elle fasse valoir ses droits. Envolées donc les convictions féministes quand il s’agissait de s’attaquer à une musulmane (contradiction qui n’est pas propre au candidat républicain…). La réalité, est qu’avant d’être islamophobe, xénophobe ou mexicanophobe, Trump, qui a fait l’objet de plusieurs plaintes pour viol, est avant tout un misogyne. Un homme qui méprise les femmes et qui ne craint pas de le montrer au nom de la lutte contre « le politiquement correct ». En cela, et comme le montre un article de la journaliste Mona Chollet, il séduit une partie de l’Amérique persuadée que c’est le féminisme qui est à l’origine de sa perte de puissance (virile) (1).
 
Cela oblige à réfléchir sur ce que pensent réellement les gens et non pas sur ce qu’ils affichent. Il y a quelques années, tout autre que Trump aurait chèrement payé ces propos sulfureux. Aujourd’hui, ce sinistre clown ravit une flopée de misogynes et de racistes qui l’attendaient pour ne plus se sentir obligés de faire attention à leurs propos en public. Cela fait écho à ce qui se passe en Europe, et plus particulièrement en France. Cela montre que les idées de tolérance, de respect de l’autre et du vivre ensemble sont bien plus fragiles qu’on ne le pense.

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(1) « Moumoutes, flingues et talonnettes », Le Monde diplomatique, août 2016.

mardi 9 août 2016

La chronique du blédard : Lire et relire par ricochets

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 août 2016
Akram Belkaïd, Paris

C’est une étrange alchimie, un mécanisme qui surprend toujours et dont on voudrait qu’il se répète plus souvent. Il arrive ainsi qu’un seul événement ou alors une seule lecture, obligent à faire le lien avec des éléments jusque-là éparpillés dans les strates de la mémoire. Je m’en suis rendu compte à la fin du mois de mai dernier en suivant, de loin, la réunion du G7 qui s’est tenue au Japon. Dans la plupart des cas, ce genre de rencontre n’a aucun intérêt. La langue de bois, les déclarations convenues et le manque d’informations débouchent sur une poignée d’articles vite oubliés et seules subsistent dans notre mémoire quelques photographies des chefs d’Etats rassemblés pour la circonstance.

Ce qui m’a interpellé, c’est la décision du Premier ministre japonais Shinzo Abe de réunir ses pairs dans le sanctuaire shintoïste d’Ise, un lieu sacré dédié à la déesse Amaterasu-Omikami. N’allez pas croire que je sois un spécialiste de cette religion et de cette « grande divinité illuminatrice du ciel ». Mais il se trouve que quelques mois auparavant j’avais lu, relu et encore relu, un superbe reportage du journaliste et grand spécialiste de l’Asie Robert Guillain publié en décembre 1974 dans Le Monde diplomatique et intitulé « La déesse du Soleil garde ses adorateurs » (1).

Deux pages de plein bonheur pour le lecteur qui, grâce à l’auteur, découvrait l’existence de ce sanctuaire si particulier. Il faut savoir que la déesse Amaterasu-Omikami est au cœur du culte shinto, la religion première du Japon. Elle est « l’âme » de l’Archipel et son lieu principal de dévotion, qui se trouve au cœur d’une forêt de cèdres, de cyprès et de camphriers centenaire, a pour particularité d’être démolit et reconstruit à l’identique tous les vingt ans. Cette tradition, qui se nomme « shinkinen sengu » se maintient sans interruption depuis le septième siècle. Les shintoïstes la décrivent comme la symbolisation « d’un cycle naturel de la vie, du trépas et de la renaissance ».

« Tous les vingt ans, écrit Guillain, les bâtiments [du sanctuaire] sont refaits mais aussi les quelques 2 000 objets de culte, et cela par des religieux qui sont en même temps bûcherons, charpentiers, artisans. Quand vient la vingtième année, il y a pour quelques semaines, dans une forêt de cryptomères et de camphriers géants, deux sanctuaires, l’ancien et le nouveau, à peu de distance, l’un de l’autre. Et l’inauguration du nouvel édifice est une sorte de déménagement mystique, où la déesse du Soleil est solennellement accompagnée depuis son ancienne demeure, promise à une démolition prochaine, jusqu’à la nouvelle. »

Cette cérémonie se déroule de nuit, dans une obscurité presque totale, en présence de tout ce qui compte au Japon comme personnages influents du monde politique et économique. Il n’y a pas de passe-droit ni de tribune pour VIP. Les uns et les autres sont assis par terre et très rares sont les étrangers qui y sont invités comme le fut Robert Guillain. En 2013, la dernière démolition-reconstruction a coûté l’équivalent de 440 millions d’euros et chaque fois qu’un Premier ministre est nommé au Japon, il se rend au sanctuaire pour demander à la déesse du Soleil de l’aider à accomplir au mieux sa tâche.

Quand Shinzo Abe invite ses homologues du G7 à Ise, il leur signifie deux choses. La première, c’est que le Japon a beau avoir une Constitution laïque (le shintoïsme n’est plus religion d’Etat depuis la défaite de 1945), il entend désormais renouer avec son héritage culturel et religieux. La seconde, c’est que la stigmatisation du shintoïsme, accusé, notamment par les Etats Unis, d’avoir nourri le nationalisme belliqueux du Japon durant la première partie du vingtième siècle, est contestée par de nombreux Japonais. C’était là, quarante ans plus tôt, l’une des interrogations de l’article de Robert Guillain qui se demandait comment évoluerait le statut de cette religion.

Par ailleurs, ce même article m’avait déjà amené à réfléchir de nouveau à propos d’un ouvrage de l’auteure de romans policiers Miyabe Miyuki. De l’un de ses livres, « Une carte pour l’enfer », j’avais gardé en tête une intrigue liée l’usurpation d’identité et au drame du surendettement qui a touché des millions de Japonais au début des années 1990 (2) ainsi qu’une intéressante réflexion sur la quête, très humaine mais exacerbée par la société de consommation, d’un « autre moi ». Un personnage se demande ainsi à quoi rime la mue des serpents et se dit que ces derniers « s’imaginent qu’après toutes ces mues, ils auront enfin des pattes. Est-ce que les serpents ont besoin d’avoir des pattes, me direz-vous ? Eh bien, ils s’imaginent qu’ils seraient plus heureux s’ils en avaient. Et dans notre société, il y a beaucoup de serpents qui rêvent d’avoir des pattes mais qui sont trop fatigués ou trop paresseux ou encore qui ne savent comment s’y prendre. Et il y en a de plus intelligents qui leur vendent des miroirs dans lesquels ils se voient avec des pattes. Certains veulent acheter ces miroirs même en s’endettant. »

Mais dans ce roman, il y a aussi un passage où il est question d’un pèlerinage au sanctuaire d’Ise. Quelques phrases anodines, un échange formel, en apparence banal, entre l’enquêteur et un témoin. Aucune explication sur l’importance de ce lieu, sur ce qu’il représente et, surtout, sur le fait que l’enquêteur faisait le lien entre lui et la personne soupçonnée de voler l’identité de sa victime. La bonne littérature n’explique rien, il lui suffit juste de suggérer, d’indiquer des pistes. Et souvent, trop souvent, le lecteur peu informé passe à côté…


(1) Un extrait de cet article (lequel est disponible dans les archives du mensuel) a été publié dans le Manière de voir n°145 (février-mars 2016) consacré à « l’emprise des religions ».
(2) Lire Meryem Belkaïd, « Chroniques japonaises : nul mieux que la littérature et le cinéma », Al Huffington Post, 3 juin 2015.