Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 30 avril 2016

La chronique du blédard : Considérations sur une transition en cours

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Le Quotidien d'Orant, jeudi 28 avril 2016
Akram Belkaïd, Paris

Il y a cinq ans, le monde arabe vivait une période d’une intensité rare, marquée par un réel optimisme. Après des décennies d’immobilisme, de renoncements, et, disons-le, de désespoirs et de déceptions diverses, cette région du monde semblait être entrée dans l’ère des possibles. Des nouveaux possibles. Tout d’un coup, elle n’était plus cette zone dont les médias faisaient l’écho de son actualité négative quand elle n’était pas tout simplement sanglante. Soudain, le monde arabe entendait vouloir rejoindre la marche en avant de la planète, s’insérant dans la quête du mieux-être et de l’émancipation générale. A cette époque, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali avait fuis la Tunisie et son régime s’était effondré. En Egypte, le président Moubarak avait passé la main après plusieurs semaines de contestation. Partout, les mots d’ordre étaient les mêmes : « le peuple veut la chute du régime » ou bien encore « pain, liberté et dignité ».

Certes, l’optimisme d’alors n’était pas béat. Pour les observateurs parmi les plus attentifs, parmi ceux qui suivaient de près les prémisses de ce printemps – je pense notamment aux mouvements de contestation sociale en Egypte et en Tunisie entre 2005 et 2010 – pour ces observateurs donc, il était évident que le plus difficile commençait. Le caractère hétérogène des régimes et des sociétés arabes indiquait que ce qui triompherait ici, serait perdant là-bas. Nous savions, par exemple, que les choses ne seraient pas faciles en Libye, pays sans institutions solides et dont la société civile était alors embryonnaire. Nous savions aussi que le régime syrien ne cèderait pas facilement et qu’il était capable d’employer toutes les méthodes, je dis bien toutes les méthodes, pour ne pas céder à la pression, pacifique, de la rue. Nous savions que l’armée égyptienne pourrait siffler la fin de la récréation à tout moment. Nous n’ignorions pas que les régimes réactionnaires et ultraconservateurs de la péninsule arabique feraient tout pour pervertir ces mouvements et empêcher l’idéal démocratique de se diffuser. La répression aveugle des manifestants à Bahreïn, ceux-là même qui se réunissaient à la désormais disparue Place de la Perle, l’a bien montré. Le Printemps à peine bourgeonnant était déjà combattu par la violence et les intimidations.

Aujourd’hui, il est de bon ton de railler le Printemps arabe. Il est de bon ton de lui substituer l’expression d’« Hiver arabe ». Le constat est terrible : Une Syrie à feu et à sang, une Libye divisée, une Egypte qui a repris le chemin de l’autoritarisme et, disons-le, de la dictature. Un Yémen, ce pays parmi les plus pauvres de la planète, divisé lui aussi et soumis à une intervention militaire étrangère, en l’occurrence celle de l’Arabie Saoudite et de ses alliés. Le panorama est effectivement sombre. Il incite effectivement au pessimisme. Il donne corps aux discours révisionnistes qui nous expliquent que les événements de 2011 étaient une folie voire un complot. Que cela a conduit à une régression terrible. Alors que l’on se demande si une nouvelle intervention étrangère ne va pas avoir lieu en Libye pour déloger les groupes liés à l’Organisation de l’Etat islamique, l’état actuel du monde arabe inquiète à un tel point que des voix se font entendre, y compris dans les pays concernés, pour nous expliquer que, finalement, cette région n’est peut-être pas faite pour la démocratie. Qu’il faut attendre encore, le temps de longues mutations des sociétés concernées.

Bien sûr, il y a l’exception tunisienne. Aussi imparfaite soit-elle, l’expérience de ce pays démontre que tout n’est pas à jeter dans le bilan de 2011. J’y reviendrai car je pense qu’il n’est pas opportun de contester les jugements négatifs lapidaires à l’encontre de l’ensemble du Printemps arabe par la mise en avant d’un seul contre-exemple. Certes, ce dernier compte beaucoup mais il est nécessaire d’élargir le raisonnement. Revenons donc à 2011 et rappelons-nous ceci. Tous les pays arabes, tous, ont été touchés par la contestation. Tous ont connu, bien entendu à des degrés divers, des revendications de mieux-être, des demandes de réforme, de libéralisation de la vie politique et aussi de la vie économique. Faut-il donc oublier ces manifestations ? Ces emballements citoyens ? Peut-on sérieusement penser que l’aspiration à la démocratie, à ce que j’ai appelé le droit aux droits les plus élémentaires – en arabe « el-haq lil houqouq »-, a disparu ? Oui, la guerre défigure de nombreux pays arabes. Le terrorisme sévit et engendre la peur de l’avenir. Mais le regard sur 2011 ne doit pas être dénaturé.

L’Histoire n’est pas une connexion internet à haut débit. Elle est un long processus fait d’avancées, de ruptures et de régressions. 2011 n’a été que le début, ou peut-être une nouvelle étape dans la transition des pays arabes. Il est donc nécessaire de restituer cette perspective et partir du principe que nous sommes toujours dans cette transition. Et se convaincre que les causes qui ont préparé 2011 sont toujours présentes malgré les situations d’urgence que font naître les conflits. Nous venons de le voir en Syrie où, dans des villes et des villages, à peine le cessez-le-feu entériné, des gens sont sortis dans les rues pour réclamer le départ du régime. La liberté, la dignité, le droit aux droits, tout cela continuera à être revendiqué tout comme les espérances du printemps des peuples européens de 1848 ont continué à être portées malgré les échecs et les revers.

Si l’on considère que le monde arabe est toujours dans une période de transition, alors cela change le jugement et cela incite à regarder vers l’avenir. Et c’est là que la Tunisie peut être une source d’inspiration. Ce pays nous a montré que, dans la période qui suit l’effondrement d’un régime, il est absolument indispensable de bâtir des consensus politiques. Nous le savons tous, ce qui fait figure d’obstacle majeur à la démocratisation du monde arabe, outre la nature dictatoriale des régimes, c’est la présence de l’islamisme comme force politique principale ou, en tous les cas, comme force incontournable. Celles et ceux qui pensent que l’on peut éradiquer cette force se trompent. Ou en tous les cas, ils doivent être conscients que cela signifie de longues années de guerre civile, de peines et de destructions. Et, au final, même si elles s’achèvent un vainqueur et un vaincu, nous savons que les guerres civiles ne règlent rien.

Les Tunisiens, vaille que vaille, ont pu conclure un « compromis historique ». Cela n’enchante pas les opposants au parti Ennahda. Cela n’enchante pas aussi la base de ce parti. Mais le fait est que c’est ainsi que se bâtissent les transitions. Par la négociation et le compromis. La Tunisie est aussi un exemple parce qu’elle a montré aux islamistes d’autres pays qu’il est nécessaire pour eux d’accepter l’idée qu’ils ne pourront jamais diriger un pays contre le reste de leur société. Que cela mènera fatalement à l’affrontement et à un retour, d’une manière ou d’une autre, à la dictature. La leur ou celle de leurs opposants. Ainsi, on est en droit de dénoncer le coup d’Etat mené contre le président égyptien Morsi. Mais on est aussi en droit de déplorer son comportement autoritaire après avoir été élu. Les démocrates, les partisans d’un Etat civil ou laïc, ne sont pas les seuls à devoir tirer les leçons de 2011 et de ce qui a suivi. Cela vaut aussi pour les partis religieux.

Si nous voulons contribuer, d’une manière ou d’une autre, à ce que le prochain printemps arabe, car il y en aura d’autres cela est certain, atteigne son but. Il faudra donc œuvrer à diffuser l’idée que tout passe par le consensus et le compromis. Que des pays qui n’ont pas encore de tradition démocratique doivent admettre l’idée qu’il est obligatoire de passer par une phase de transition où l’essentiel est préservé.

Enfin, et pour finir, il ne peut y avoir de transition réelle sans l’existence d’une société civile capable de se substituer aux forces politiques ou d’inciter ces dernières à s’entendre. Cela signifie qu’aider les sociétés civiles arabes n’est pas une cause vouée à l’échec ou une perte de temps. Par les temps qui courent, et malgré l’autoritarisme ambiant, c’est même l’une des priorités y compris pour les diasporas et pour la communauté internationale.


(*) Ce texte a été présenté par l’auteur en ouverture du symposium d’AfricAvenir consacré au monde arabe (Berlin, 7 avril).
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jeudi 21 avril 2016

La chronique du blédard : Un polar nanar

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 21 avril 2016
Akram Belkaïd, Paris

Lire un roman ressemble parfois à une randonnée en montagne. Les premières pages, comme les premières pentes, annoncent très vite ce qui va suivre. Le lecteur, comme le marcheur, sont dans un sentiment d’attente et de curiosité. Prenons le polar dont il est question dans les lignes qui suivent (*). Un gros pavé de plus de quatre cent pages. Une collection prestigieuse à la désormais célèbre couverture rouge, blanche et noire et la promesse de découvrir un pays lointain, en l’occurrence le Canada, ou plus exactement le Québec lequel sert de toile de fond à l’intrigue criminelle.

Premiers pas, premières pages, il faut savoir tenir compte des augures et des mises en garde. Un pied qui dérape, un essoufflement précoce, de mauvaises vibrations incitent au demi-tour ou encouragent à changer d’itinéraire. Là, c’est la phrase suivante qui fait froncer les sourcils : « Après avoir découvert Three Pines, on ne l’oubliait jamais. Mais, pour trouver ce village, il fallait s’être perdu. » Allons bon… On dirait presque du Coelho et cela inquiète comme lorsque des nuages noirs font leur apparition aux sommets.

Pourtant, le titre et l’exergue poétique avaient constitué un délicieux encouragement. « Avril est le mois le plus cruel, il engendre / Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle / Souvenance et désir… » T.S Eliot dans La Terre vaine. L’un des plus beaux poèmes anglais du XXème siècle. Le désespoir, l’angoisse et la mélancolie engendrés par la guerre. La foi aussi en la paix. Voilà pour la poésie et revenons à Three pines, le village que l’on ne trouve qu’après une panne du GPS…

L’histoire se passe à Pâques et il faut une bonne dizaine de chapitres pour que l’on entre dans le vif du sujet. Entretemps, c’est l’occasion de réfléchir à un point que, peut-être, des docteurs et autres Phd en littérature devraient explorer. Il s’agit des fins de chapitres, surtout les premiers, et de ce qu’elles peuvent nous dire. En musique la fin d’un mouvement peut annoncer celui qui suit mais de manière subtile. Dans le cas du bouquin en question, on serait bien en peine de dire la même chose. Voici ce que cela donne pour la clôture du premier chapitre : « Clara sourit, mais ses yeux étaient posés sur Ruth qui, pour une fois, ne manifestait ni colère ni agacement. Clara perçut plutôt quelque chose de beaucoup plus déconcertant. De la peur ». Tatatan !…

Continuons. Fin du chapitre deux. « Chez Clara, l’attente joyeuse avait fait place à la terreur »… (précisons qu’il ne s’est toujours rien passé, ni meurtre, ni attaque). Passons au troisième : « Clara vit alors passer quelque chose sur le visage de cette femme grise. Un sourire. Non, un rictus. » On se dit alors que c’est Clara qui va trépasser ou Ruth. Parce qu’entre chaque chute, il ne se passe toujours rien, mais absolument rien si ce n’est quelques agapes. Et puis, survient Peter, le mari de Clara. Il regarde le tableau que vient de peindre son épouse (cela se passe à la fin du chapitre quatre) : « Soudain, il sentit quelque chose l’empoigner. Par-derrière. Ce quelque chose avança vers lui (note du chroniqueur : ça vient par derrière mais ça avance vers…), pénétra en lui et l’envahit. Peter haleta de douleur, une douleur fulgurante, cuisante. Il eut les larmes aux yeux de se sentir vaincu par ce spectre qui l’avait menacé toute sa vie. Ce fantôme dont il s’était caché, enfant, qu’il avait fui, enterré, renié. Après l’avoir traqué sans relâche, il avait fini par le retrouver. Ici, dans l’atelier de la femme qu’il aimait. Alors qu’il était debout devant cette création, le terrible monstre l’avait trouvé. Et dévoré. »

Arrivé à cette page, on se dit que Peter, peintre lui aussi, va tuer Clara par jalousie. Que nenni. Pire, on ne va (presque) plus entendre parler d’eux dans la suite du bouquin même si on retrouve Clara à la fin du chapitre cinq où elle « jeta de nouveau un bref coup d’œil par la fenêtre. Il était temps d’enterrer la méchanceté. » Inutile de vous dire qu’il ne se passe toujours rien… Citons encore la fin du chapitre six dont le contenu n’apporte aucune lumière sur l’intrigue à venir : « Olivier était constamment ébahi par Gabri. Il le trouvait follement profond et profondément bête. Olivier secoua la tête et retourna au lit, confiant qu’au matin tous les mauvais esprits et tous les croissants auraient disparu. »

Arrivé là, le présent chroniqueur a inscrit la mention suivante à la marge : « watafouk ?! » et a envisagé d’ajouter le polar en question à la liste des ouvrages jamais terminés malgré des efforts répétés. Liste assez courte, disons-le sans aucune forme de fausse modestie, où figurent notamment Le Docteur Jivago (heureusement, il y a eu le film) et Le Grand Meaulnes (idem) ainsi que d’autres ouvrages plus récents que nous ne citerons pas pour ne vexer personne (énumérer les livres qui vous sont tombés des mains, voilà un excellent sujet de discussion pour animer un dîner en ville…). Mais le lecteur s’est accroché, poursuivant la lente progression avec quelques pages par jour, repensant parfois à cette universitaire, un peu foldingue, qui prétendit lors d’une soutenance de thèse que les polars étaient faits pour être lus par la fin…

Finalement, c’est une certaine Madeleine qui se fait occire et comme on a oublié qui diable elle était, on s’est vu obligé de revenir en arrière pour se rafraichir la mémoire. Ensuite, s’est déroulé le scénario classique du flic et de son équipe qui enquêtent. Les rivalités, les chausse-trappes, le policier qui, « comprit  que s’il ne quittait pas ce lieu [une maison abandonnée où a eu lieu le meurtre de Madeleine], ses entrailles se changeraient en abîme. » (warf ! Telle fut la mention en marge) et de la nourriture à profusion comme ces « deux œufs sur une épaisse tranche de bacon de dos qui, à son tour, reposait sur un muffin grillé et doré. On avait versé un filet de sauce hollandaise sur les œufs, et une salade de fruits garnissait chaque assiette. »

Bref, la lecture fut lente, plus motivée par l’envie de savoir pourquoi Madeleine a été tuée que par la volonté de connaître le coupable. Et, au détour d’une page, vers la fin, réconfort après l’effort, vint une petite offrande, une compensation. Un poème, quelques vers, le cœur du livre, son essentiel : « Au-dessus de la lande ils coururent au couchant / Les nuages sombres, et malgré tout l’émoi / Nous dûmes affronter la pluie en prenant notre élan / Moi, mon amour et moi / Le goéland hurlait, les roseaux se courbaient / Mais, main dans la main, tous les trois / Nous nous hâtâmes en luttant contre le nordet / Moi, mon amour et moi. »  Que dire après cela si ce n’est que la patience a toujours sa récompense. Quant à vous dire qui a tué Madeleine, et comme il s’agit d’une intrigue québécoise, ne comptez pas sur moi pour « divulgâcher » le dénouement. Et, de toutes les façons, il est déjà oublié…

(*) Louise Penny, Le mois le plus cruel, Actes Sud, 2012.

mardi 19 avril 2016

Homeland, Irak, année zéro

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A lire, cette note sur le film documentaire Homeland, Irak Année Zéro, d'Abbas Fahdel sur le Blog Horizons Arabes

"Le tour de force de Homeland : Irak année zéro, un film documentaire du cinéaste irakien Abbas Fahdel, est de renvoyer le spectateur à l’essentiel. Ici, point de spécialistes, point de longues tirades sur le grand jeu contemporain au Proche-Orient. Il s’agit d’une famille, la sienne, filmée de façon intime avant puis après l’invasion de 2003."
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vendredi 15 avril 2016

La chronique du blédard : Ce voile qui (les) rend fous et folles

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 avril 2016
Akram Belkaïd, Paris

« Le voile est une obsession française qui m’apparaît aussi irrationnelle que suspecte ». Il m’est souvent arrivé de dire ou d’écrire cette phrase destinée à interroger l’intensité et la passion qui caractérise tout débat autour de cette question. Ce fut le cas, il y a quelques années lors d’une conférence dans une ville du sud-ouest de la France. A peine prononcée, elle m’a valu une véritable bronca de la part d’une partie de l’assistance réunie par des associations de gauche. Amusé, j’ai alors relevé que ces réactions confirmaient bien ce que je venais de dire et que s’il y a bien un sujet sur lequel il est difficile de faire entendre un avis plus ou moins original, c’était bien celui du foulard dit islamique. J’ajoutais que j’avais conscience du caractère minoritaire de cette position et qu’il me serait bien plus facile – et rentable en termes de droits d’auteur et de visibilité –de joindre ma voix à celles, présentées comme « dissidentes » au sein de la grande famille berbéro-arabo-musulmane, qui prônent une opposition non-négociable au voile. Quelques temps plus tard, interviewé par un quotidien hexagonal, j’ai constaté, sans grande surprise, que la seule partie de mes propos qui n’avaient pas été reproduits concernait la mention de cette fameuse obsession.

Il serait malhonnête, sur le plan intellectuel, de mettre tous les opposants au voile dans le même sac. A force de discussions, y compris heurtées, je peux témoigner qu’il existe des convictions sincères basées sur une quête d’égalité et de défense des droits de la femme. C’est au nom de luttes passées pour l’émancipation que certaines femmes, ou certains hommes, disent non au voile. Ils y voient une régression et réfutent toute idée de racisme ou d’islamophobie. Mais l’une des erreurs de ces personnes est de ne pas élargir leur champ de vision et, surtout, de ne pas prendre conscience de ce que signifie vraiment l’interdiction de ce vêtement pour de nombreuses femmes qui revendiquent le droit, et la liberté (c’est ainsi) de le porter. J’ai souvent entendu cette phrase étrange selon laquelle le port du voile signifierait la défaite du combat féministe. Comme s’il n’y avait que cela comme « menace ». Comme s’il n’y avait pas d’autres combats – à commencer par l’inégalité salariale ou le partage des tâches ménagères – qui mériteraient autant de ferveur et de mobilisations.

Mais il ne faut pas être naïf. Le voile est le sujet idéal pour l’expression de nombre d’impensés ou pour la matérialisation d’inconscients collectifs. De jeunes françaises qui se voilent, c’est, pour certains, une nouvelle défaite du colonialisme. Oh, pas le colonialisme dont on s’accorde à dire qu’il fut un désastre et une terrible injustice. Non, c’est plutôt le colonialisme « romantique » ou à « effets positifs », celui de Jules Ferry, celui de l’émancipation de peuples « arriérés », mission que la France, flambeau des droits de la personne humaine, avait (a toujours…) pour mission de mener à bien. Quel étrange retour de bâton, n’est-ce pas ? A la fin des années 1950, en Algérie, la propagande coloniale a enjoint aux femmes indigènes d’enlever leur haïk, autrement dit leur voile traditionnel. Quand on rappelle cet épisode, cela envenime la conversation, signe que l’on touche-là à un point des plus sensibles.

Soyons clairs. Je ne défends ni ne réclame le port du voile. Pour moi, c’est une question de choix individuel chez des personnes majeures (la question des adolescentes est autrement plus compliquée à aborder qu’on ne le croit mais il est hors de question d’accepter l’idée des gamines puissent être voilées). On me rétorquera que ce n’est pas le cas. Que c’est la pression du père, du frère, de l’époux ou du quartier dans son ensemble. C’est certainement vrai mais en partie et cela ne peut justifier que l’on limite les choix individuels. Une société où l’on décide de ce qui est bien ou non pour une partie des citoyens – sans jamais leur demander leur avis - ne peut être cohérente avec l’idée que l’on se fait de la liberté et des droits de la personne humaine.

Il convient aussi de ne pas ignorer que le voile est instrumentalisé y compris à gauche ou, plus exactement, chez la pseudo-gauche, celle qui affirme qu’elle n’est ni raciste ni islamophobe parce que, justement, elle est « la » gauche (et qu’elle aime le couscous…). Ainsi Manuel Valls, ce Premier ministre qui a piteusement échoué dans sa mission principale de faire baisser le chômage (première préoccupation des Français). On ne s’étonnera donc pas de voir ce matamore agiter les questions identitaires dans l’optique de l’élection présidentielle de 2017. On ne s’étonnera certainement pas de le voir relancer le débat de l’interdiction du voile à l’université, histoire de faire naître quelques polémiques et d’éviter de devoir rendre des comptes sur son bilan pitoyable. Voile : synonyme de diversion politique…

Lancé sur les réseaux sociaux par le journaliste Nadir Dendoune, le mouvement « tous voilés » a signifié le ras-le-bol de cette instrumentalisation quasi-permanente (*). Un ras-le-bol qui, jusque-là n’était que très peu relayé par les médias influents. Le succès de cette initiative, y compris et surtout auprès de personnes n’ayant rien à voir avec l’islam, montre que la question est bien plus complexe que ne veut le faire croire la « féministe » Elisabeth Badinter dont le discours anti-voile cache mal sa détestation de tout ce qui peut provenir du sud et de l’est Méditerranée et qui n’entend pas se plier à ses injonctions identitaires et politiques.

Terminons cette chronique par ce pari. Imaginons que demain les femmes voilées décident d’abandonner leur fichu. Certains de leurs contempteurs s’estimeront satisfaits et en resteront là. Mais seront-ils nombreux. Pas si sûr… Car, après le voile, ce sera au tour du prénom, de la binationalité, du hallal, du ramadan ou de que sais-je encore. Car le voile ne cache pas uniquement les cheveux de celles qui le portent…

(*) https://tousvoiles.wordpress.com/

Addenda :

Lu, sur la page facebook de la journaliste Mona Chollet, ce rappel qui met en exergue d’étranges coïncidences…

- 2003: réforme des retraites (loi Fillon). Fort mouvement de contestation. "Débat" sur le voile à l'école (loi d'interdiction en 2004).
- 2010: nouvelle réforme des retraites. "Débat" sur la burqa dans l'espace public (loi d'interdiction votée en octobre 2010).
- 2013: nouvelle modification du régime de retraite. Lancement de la polémique sur une éventuelle interdiction du voile à l'université.
- 2016: révolte contre la loi travail. Polémique sur la "mode islamique"; relance par Manuel Valls du "débat" sur le voile à l'université.
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samedi 9 avril 2016

Visa et boycott

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De nombreux médias français ont décidé de boycotter le voyage du Premier ministre Manuel Valls en Algérie. La raison en est le refus de visa à deux confrères (Le Monde et Le Petit Journal de Canal+).
S'il convient de saluer ce geste solidaire, il y a tout de même quelques remarques à formuler :
1- Le pouvoir algérien se fiche pas mal de ce boycott. Bien au contraire, cela lui permet de mobiliser le sentiment nationalisto-wanetoutriste et de diffuser l'idée que tout cela relève d'un complot général...
2- Ce n'est certainement pas Manuel Valls qui peut agir sur cette affaire de visa à moins de croire que les autorités françaises peuvent (doivent?) obliger leurs homologues algériennes à accorder ce visa.
3- Cela fait des années qu'Alger applique cette politique punitive du visa à l'encontre des confrères français, et étrangers de façon plus générale, sans que cela n'émeuve guère.
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vendredi 8 avril 2016

La chronique du blédard : L’adieu au Docteur

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 8 avril 2016
Akram Belkaïd, Paris

Il est des occasions, tristes ou heureuses, qui réunissent parfois celles et ceux qui ne se voient plus guère. Celle dont il est question est des plus tristes. Elle amène des hommes et des femmes dans un petit cimetière verdoyant à flanc de colline, dans les environs lointains de Paris, à l’entrée d’un village de l’Essonne. La triste nouvelle a été relayée par les uns et les autres. Appels, messages, réseaux sociaux et, bien sûr, téléphone arabe en Ile de France. On se retrouve entre parents, amis, cousins et cousines, oncles, nièces et neveux, belles-sœurs. L’épouse du défunt est présente avec ses fils, leurs compagnes et leurs enfants, ces relais de vie.

La cérémonie de l’adieu est sobre. Dans quelques jours, dans quelques semaines, on retiendra encore ce moment à la fois intense et apaisant. Portées par le silence environnant, accompagnées par la pluie qui ne cesse de tomber depuis le petit matin, les paroles de la chanson Ya Dzaïr (Ô Alger) de Dahmane El Harachi prennent à la poitrine et les larmes qui coulent se confondent alors avec l’eau du ciel. « Au cœur d’Alger, une rose à la boutonnière, ô blanche, ô ville de Sidi Abderrahmane ». Le défunt, fils de Ténès, et si l’on préfère ou si l’on y tient, du vieux-Ténès, était aussi un enfant de la capitale dont il portait le prénom du saint-patron.

Quelques jours plus tôt, lorsque fut annoncé son départ, issue qui ne faisait guère plus de doute au terme d’un long, très long combat mené avec courage, des souvenirs soudains ont afflué. Des souvenirs premiers, c'est-à-dire de ceux qui font leur apparition la première fois ou, en tous les cas, que l’on n’a pas eu l’occasion de ressasser voire de partager dans ces longues veillées où l’on a (un peu) tendance à radoter. Une discussion, il y a très longtemps, à la fin des années 1970, et, peut-être, la première leçon d’économie donnée au neveu, alors lycéen. Le travail, le transport et sa subvention au profit du salarié mais aussi, et surtout, de l’employeur. L’oncle… Une voix nasillarde, un rire, une lueur ironique dans le regard…

Autre souvenir. Début des années 1980. Quelques semaines de vacances au pays. Tipaza ou Zéralda, le temps a effacé dans la mémoire le lieu exact. Disons une plage au bord d’un complexe Pouillon. Un noyé comme il s’en récolte et s’en sauve par centaines chaque été. La foule qui se masse. Le gars, bien de chez nous, qui s’improvise maître-nageur (le vrai étant aux abonnés absents). Le gars, donc, qui empoigne le (mauvais) nageur par les aisselles et qui crie à la cantonade « n’djariouwah », on va le faire courir. Colère et indignation du (vrai) médecin de l’hôpital Henri-Dunant, Paris, seizième arrondissement, métro Exelmans (le bout du monde pour le parent de passage…). « Mais ça ne va pas ? C’est la dernière chose à faire ! ». Réponse agressive de l’autre : « Pourquoi ? Vous êtes médecin ? ». Réponse affirmative qui ne déstabilise guère le (faux) secouriste : « Peut-être, mais c’est comme ça qu’il faut faire ». L’Algérie…

Mais revenons à la cérémonie. Une nièce a évoqué quelques souvenirs de cet intrus soudain qui lui a « volé » sa tante. Un fils a parlé d’un « super père », très à cheval certes sur les principes, mais « super père » quand même. Maintenant, c’est le frère du défunt qui parle. Avec ces mots qui résonneront de manière particulière aux oreilles de tant de présents. « L’islam tolérant permet à ses fidèles d’être inhumés partout car la terre de Dieu est vaste. » Né à Ténès, passé, comme nombre de ses frères et neveux, par le lycée de Ben Aknoun puis par les faculté de Médecine de Dijon et de Paris, c’est donc à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de la maison où il a vécu que celui qui est parti repose. Entre l’Algérie et la France, il y a le faux décor des relations politiques et politiciennes et puis, il y a la réalité. Ces milliers de destins individuels, ces passerelles, ces liens emmêlés qui fondent une relation à part quoiqu’en disent les temps mauvais du moment. Il y a même aussi quelque chose qui est en train de s’inventer, témoin cette cérémonie dont les femmes ne sauraient être exclues.

Dans la voix émue du frère, il y a ce rappel, ce principe de vie, cette loi héritée de l’honorable père. « Faire le bien et l’oublier ». Combien de patients traités ? Combien de malades venus d’Algérie, personnalités ou simples anonymes pris en charge, aidés, conseillés, soutenus, secourus ? « Je mets au défi quiconque dira que mon frère Abderrahmane ne s’est pas occupé de lui » dit encore le frère. Oui, tant et tant de visites. Ainsi, cette rencontre un jour d’été caniculaire, sur le trottoir d’une clinique parisienne. Tu travailles ici, maintenant ? Non, je viens voir le cousin d’un ancien malade qui vient de se faire opérer. Faire le bien et l’oublier... Faire le bien et l’oublier en sachant que, de toutes les façons, son auteur sera oublié. L’Algérie des demandes de service, des appels téléphoniques impromptus et des interventions incessantes perd soudain la mémoire quand vient l’heure de la retraite pour celui que l’on ne cessait de solliciter…

La cérémonie se termine. La pluie, bienfait de Dieu, tombe toujours. C’est le moment de la lecture du Coran avec, entre autres et avant la clôture par La Fatiha, ces versets de la sourate de l’Aube : « Ô toi âme apaisée. Retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée. Entre donc parmi Mes serviteurs. Et entre dans Mon Paradis. »

A la mémoire du Dr Abderrahmane Belkaïd.
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mardi 5 avril 2016

La chronique du blédard : Désespresse

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 31 mars 2016
Akram Belkaïd, Paris
 
Ecrire une chronique à propos de l’actualité mais essayer d’éviter le monotone et le récurrent, autrement dit le tragique, le douloureux ou l’angoissant. Voilà une mission impossible ou presque. Prenons un flux de dépêches internationales. Quels en sont les titres ? Les attentats à Bruxelles, l’enquête qui avance un jour, qui s’enlise le lendemain. Un attentat, encore un, au Pakistan. Un autre en Irak ou au Yémen. Des affrontements armés en Somalie. Une guerre civile effroyable qui se poursuit au sud-Soudan, un génocide qui menace le Burundi, un potentat africain, un parmi tant d’autres fripouilles, qui se fait réélire malgré les protestations de l’opposition. Opposition muselée, s’entend.
 
Poursuivons. Des réfugiés meurent en mer Egée, des campements sont détruits du côté de Calais, des squats sont évacués ici ou là en Europe, des tags racistes et islamophobes ont été inscrits à la peinture noire sur les murs d’une mosquée. Et cela continue ainsi. Même l’actualité people doit être teintée de gris. Machin va mal, l’autre n’est plus, machine divorce et sombre dans la déprime. Tiens, en ces temps incertains où, il faut bien l’avouer, même le football devient quelque peu lassant avec ses faits divers et son jeu de plus en plus normés, c’est Sa Majesté Johannes Cruyff, dit Johann Ier, autrement dit un symbole de liberté et d’insouciance, qui vient de nous dire adieu.
 
Cela fait longtemps que l’information journalistique est devenue négative par essence (on parlera une autre fois de ce que cela inflige comme dégâts à celui qui la manipule au quotidien). On le sait, un train qui arrive à l’heure, ce n’est pas une info (coco doit dire l’écho). Enfin, en ce qui concerne l’actualité ferroviaire française, cela ne devrait plus être le cas. Car pour ce qui est de l’usager de la ligne 13 du métro parisien, c’est plutôt le respect des horaires (y compris et surtout par temps de pluie) qui mériterait la une des quotidiens. Et ne parlons pas des pauvres usagers du RER ou encore des trains de banlieues et autres inter-cités, notamment ceux qui vont et viennent du côté de la gare Saint-Lazare.
 
De façon générale, il est normal que la presse dénonce ce qui ne va pas, ce qui ne fonctionne pas correctement. Mais cela ne devrait être que l’un de ses rôles et non pas « son » unique rôle. Dans un monde en dérive où les certitudes et même les utopies ont été confisquées par des forces extrémistes pour ne pas dire létales, l’idée de s’attarder sur des faits heureux voire d’aborder un thème donné en dégageant des perspectives souriantes demeure minoritaire. Avouons-le, il est bien plus facile pour la profession de se draper dans la posture de la vigie cassandresque que de chercher à participer à une quelconque tentative de réenchantement.
 
Il faut dire que c’est l’une des règles fondamentales du (bon) journalisme. Quelque chose qui fonctionne, ou plus exactement qui est présentée comme telle, est forcément suspecte. Une alarme doit retentir quand la satisfaction est de mise, quand le discours est optimiste, quand le satisfécit est général (ou presque). Une association prétend faire le bien aux quatre coins du globe et souhaite que l’on parle plus d’elle ? Commençons par vérifier ses finances, ses donateurs, ses failles (règle terrible, plus le but est noble, plus la cuisine interne est peu ragoûtante). Et si les vérifications ne donnent rien, on écoutera poliment ses représentants raconter leurs actions. Et pendant qu’ils parleront on se dira que leur expérience positive pourrait peut être faire un bon encadré pour contrebalancer deux ou trois articles résumant une série de misères politiques, économiques ou sociales.
 
Le journalisme excelle quand il arrive à décrire et décrypter une situation donnée ou quand il démonte un discours formaté et, le plus souvent, mensonger. En ce sens, il est indispensable et sert d’aiguillon pour le changement bénéfique et, le cas échéant, pour l’Etat de droit (ne parlons pas de démocratie). Cela vaut aussi pour l’investigation, celle qui contribue par exemple à mettre en évidence la rapacité des multinationales qui fraudent à tous les niveaux (fiscal, social et même sanitaire et éthique) et l’avidité des patrons plus préoccupés de faire monter le cours de leurs actions que du maintien de l’emploi de leurs salariés.
 
Mais entre ce journalisme d’excellence, auquel on doit ajouter le reportage, à commencer par celui de guerre, et la communication abêtissante, et souvent déguisée, il est peut-être possible de trouver autre chose. Des sujets moins anxiogènes qui contribueraient à faire diminuer le niveau de la désespérance générale. Il ne s’agit en aucun cas d’offrir de l’info « bisounours » mais de tenir compte de ce qui se passe ailleurs que les canaux classiques.
 
Les actions de la société civile sont, par exemple, rarement couvertes ou relayées. Au-delà des rubriques de queue de journal (« ils agissent au quotidien », « profils engagés »), elles ne peuvent prétendre au statut de matière noble. La petite phrase d’un homme politique ou la énième péripétie diplomatique d’une crise internationale auront bien plus de poids pour un redchef peu soucieux d’innover. On peut trouver cela logique sans toutefois réaliser que ce n’est que la conséquence d’un formatage devenu nocif à la longue. C’est peu dire que la presse se cherche un avenir. La remise en cause de cette hiérarchisation normalisée de l’information est peut être une voie à suivre
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La chronique du blédard : Une guerre hybride appelée à durer

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 24 mars 2016
Akram Belkaïd, Paris

Les attentats de Bruxelles viennent de rappeler plusieurs vérités qu’il ne sert à rien d’éluder. Ces événements dramatiques nous disent que le terrorisme qui endeuille régulièrement le monde, et pas simplement l’Europe, ne va pas disparaître du jour au lendemain. Malgré les promesses et les déclarations martiales des politiciens, malgré les lois liberticides, malgré le « toujours plus » en matière de législation d’exception, ces tueries qui tétanisent les opinions publiques vont continuer.

Elles vont se répéter tant que la situation restera ce qu’elle est au Proche-Orient et notamment en Syrie et en Irak. Dans son ranch du Texas où il peint à ses heures perdues, l’ancien président américain George W. Bush doit être satisfait de son œuvre magistrale. L’invasion de l’Irak en 2003 continue de tuer. Ses conséquences directes et indirectes tuent en Irak mais aussi en Syrie et ailleurs en Europe. A Londres il y a plus de dix ans, à Paris en novembre et à Bruxelles il y a quelques jours. Dans un monde idéal, cet homme devrait être poursuivi par la justice internationale. Mais passons.

Le terrorisme va perdurer parce que, contrairement à ce que racontent des hommes politiques aux affaires – responsables dont il est désormais aisé de constater l’incompétence -, ce n’est pas par « haine de la liberté et de la démocratie » que les terroristes de Daech tuent. Ce n’est pas par « haine de ce qu’est la société occidentale » qu’ils font exploser des bombes. Ces gens-là rendent coup pour coup. Ils sont inscrits dans un projet de création d’une entité politique et religieuse qui a trouvé les forces occidentales sur son chemin. Autrement dit, le terrorisme durera et continuera de frapper l’Europe tant que la Syrie et l’Irak seront confrontés aux ambitions territoriales et religieuses de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI).

Ce qui se déroule actuellement en Europe sur ce front invisible et mouvant où des cellules plus ou moins dormantes tentent de prendre de vitesse les services de sécurité n’est pas une guerre classique. Mais ce n’est pas non plus « que » du terrorisme. C’est une guerre hybride. La projection d’un conflit qui se déroule à des milliers de kilomètres de Bruxelles ou de Paris et où des armées européennes sont impliquées. Il y a une dimension politique dans cette bataille qu’il serait dangereux d’éluder. Là-bas, des civils meurent aussi, tous les jours, sous les bombes qu’elles soient russes, syriennes ou occidentales. Pour ceux qui veulent embraser l’Europe, ces victimes sont le symétrique des morts de Bruxelles ou de Paris. C’est une pensée qui peut paraître irrationnelle ou illogique mais c’est ainsi et il faut en tenir compte. Pour sortir de cette nasse mortifère, les Européens doivent absolument peser pour que la paix revienne en Syrie et en Irak. Cela signifie faire pression sur des puissances régionales au jeu plus que trouble parmi lesquelles l’Arabie Saoudite et la Turquie. Cela signifie, on peut toujours rêver, l’urgence de décréter un embargo général sur les armes pour cette région.

Ce terrorisme, ce bruit continu des sirènes, cette peur diffuse qui s’installe avant que la vie ne reprenne ses droits jusqu’au prochain attentat, ce terrorisme donc ne va pas disparaître parce qu’il peut se développer sur le double terreau de la misère sociale et du désarroi identitaire. La lecture attentive des profils et des itinéraires des individus responsables de cette actualité sanglante depuis plusieurs années est édifiante. Elle met en exergue non pas l’échec de l’intégration des populations d’origine maghrébine ou subsaharienne mais, en réalité, l’abandon, délibéré ou non, et l’absence de volonté de les intégrer. Que peut-on attendre de bon quand des populations entières sont oubliées, ghettoïsées durant plusieurs décennies et livrées au premier prêcheur venu ?

Les attentats continueront tant qu’il subsistera aussi une certaine indulgence à l’égard des criminels qui en sont les auteurs. Il suffit de relever les réactions des uns et des autres pour découvrir, effaré, que les théories du complot n’ont jamais été aussi populaires. Par classes entières, des adolescents sont convaincus que les attentats de Paris ou de Bruxelles ne sont pas l’œuvre de Daech. Leurs aînés sont encore plus virulents dans la dénonciation de ce qui ne serait qu’une immense manipulation américano-sioniste. Tant que la réalité sera niée par les populations de confession ou de cultures musulmanes, les brèches dans la raison commune persisteront et il se trouvera toujours des gens pour attenter sans aucun remord à la vie d’autrui.

L’Europe de l’ouest va au-devant de jours difficiles. La cohésion de ce continent, le « vivre ensemble » de ses multiples composantes humaines, son modèle social, tout cela est menacé. La réponse sécuritaire est nécessaire. On notera d’ailleurs qu’elle est minée par un manque de moyens qui résulte de décennies de politiques économiques bâtie autour du culte de la réduction des dépenses publiques et de la nécessaire rémunération des actionnaires (sinon comment expliquer que des aéroports et des gares rechignent à installer des portiques et des scanners et cela contrairement à ce qui existe en Asie ou en Afrique ?).

Mais la force seule ne suffira pas. On attend encore la révolution que constituerait une remise en cause rigoureuse des politiques d’intervention des Européens au Proche-Orient. Cela, en attendant aussi un règlement de la question palestinienne qui demeure la mère de toutes les frustrations dans le monde arabe et au sein des communautés européennes d’origine maghrébine ou proche-orientale.
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La chronique du blédard : Monologue du chauffeur Uber

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 17 mars 20
Akram Belkaïd, Paris
 
Vous croyez que je fais ce métier par facilité ? C’est tout ce que j’ai trouvé. C’était ça ou du gardiennage dans des entrepôts. C’est un miracle pour moi. Acheter une licence de taxi ? Je n’en ai pas les moyens et, de toutes les façons, c’est devenu un placement risqué. Qui est assez fou pour débourser trois cent mille euros en sachant que l’Etat va finir par racheter la licence à moitié prix ou au quart ? Moi, ce que je veux, c’est travailler, gagner ma vie. Avec Uber, je ne roule pas sur l’or, je n’ai pas d’horaires de bureau et je suis obligé d’être au taquet pour gagner un max mais je peux au moins bosser.
 
J’ai un BTC force de vente. J’ai grandi dans le 9-5. De tous mes potes de quartier, je suis le plus diplômé, l’intellectuel comme ils disent. Si on s’en tient à ce critère, je suis celui qui a réussi. J’ai pu aller jusqu’au bout. Plus jeune, je me suis fais serrer deux ou trois fois pour de petites bêtises mais je ne suis jamais allé en prison. Je voulais une vie tranquille. Comme à la télévision. Un pavillon, une belle femme et un métier. Oui, j’ai eu de la chance parce que j’ai même pu faire des stages. J’ai une belle tête d’arabe mais la chance a compensé…
 
Mais la chance, elle a disparu à la fin de mes études. Là, impossible de trouver un vrai boulot. Que du black, de l’intérim, des CDD de quelques jours à l’autre bout de la région parisienne. Des fois, je m’accrochais. D’autres, je me laissais aller. Dans ma tête, je me disais que je pouvais toujours trouver de quoi m’occuper. La rue et la cité, quand on la connaît, ça devient comme un plan B. J’ai juste oublié qu’il y a les jeunes qui poussent. Aujourd’hui, je suis trop vieux pour faire ces choses-là. Et puis, je ne connais personne. Ne pas être passé par le zonzon c’est un avantage pour écrire un cv, mais pour le bizness, ça ne rend pas service.
 
Rien, monsieur. Jamais eu le moindre CDI. Quand je décrochais un entretien, ça me mettait dans une forme extraordinaire. Ensuite, rien. Même pas une lettre pour me dire qu’ils ne me prenaient pas. Une fois, j’ai juste eu un sms. On ne devrait pas traiter les gens comme ça. Quand j’entends à la radio que Valls veut changer le code du travail, je me demande ce que ça va donner. Est-ce que les entreprises vont mieux traiter des gens comme moi ? Ça m’étonnerait. Au final, c’est toujours le patron qui gagne, c’est bien connu.
 
J’ai été chauffeur de taxi. J’ai sous-loué une voiture. C’était limite réglo. Je m’arrangeais avec le proprio. Quand les collègues ont commencé à parler d’Uber, j’ai compris que ça pouvait bousculer la profession. J’ai un BTS. Je sais qu’avec le client, c’est celui qui le bichonne le plus qui remporte la mise. Je suis sûr que les patrons de cette boîte ont juste réfléchi en tant que clients. Ça explique leur succès. Les taxis n’ont rien vu venir. Ils pensaient que le gouvernement empêcherait ça. Bien sûr, c’est ce qui se passe en ce moment mais ça ne durera pas. L’histoire, elle est en marche. Uber, ou un autre, va gagner. C’est le marché, monsieur.
 
Oui, je sais qu’Uber ne paie pas d’impôts en France. Mais ils ne sont pas les seuls, non ? Pourquoi est-ce qu’on ne dit rien aux autres entreprises ? Il y en a plein. Les Google, Apple… J’écoute les émissions économiques, ça m’instruit. La dernière fois, un journaliste expliquait que même les boites françaises ont leur siège au Luxembourg ou en Hollande. C’est accepté. Alors pourquoi tout ce bruit autour d’Uber ? Qu’ils trouvent un accord et qu’on nous laisse travailler. C’est tout ce que je demande.
 
Dans cette affaire, monsieur, c’est du capitalisme contre un monopole. Je ne vais pas défendre Uber. C’est une compagnie mondiale et son but, c’est de faire de l’argent. C’est sûr qu’elle ne respecte peut être pas toutes les règles. Je ne vais pas parler d’elle comme si j’étais dans une secte. Mais, de l’autre côté, regardez les tarifs des taxis. Vous trouvez normal de payer plus de soixante dix euros pour un Paris-Roissy ? Et le taxi qui arrive chez vous avec déjà quinze euros au compteur et qui ne veut pas prendre la carte bleue ? Essayez de vous plaindre. Essayez d’écrire à la Préfecture. Ça ne changera rien.
 
De toutes les façons, cette histoire entre les conducteurs d’Uber et les chauffeurs de taxi, c’est presque une bagarre entre les misérables. Des arabes, quelques noirs et quelques asiatiques contre des arabes, quelques noirs et quelques asiatiques. L’économie va mal, le gouvernement ne fait rien depuis des années pour les jobs, alors à la moindre occasion, les gens se jettent sur ce qu’on leur propose. C’est comme dans les films de science-fiction. On va finir par tous s’entretuer pour avoir du boulot.
 
J’ai pris des risques. Je me suis endetté pour acheter cette voiture. Je loue aussi une place de garage. Il faut souvent passer à la station de lavage, acheter des produits pour que ça sente bon à l’intérieur. De l’eau minérale et des journaux aussi. Ça me plait bien. C’est du service. Du vrai service. Jusqu’à présent, je trouve que ça rend les clients plus sympathiques. Ils sont plus polis, moins ronchons. Mais je commence à entendre des histoires. Des clients qui se comportent mal, qui exigent plus. Ils se disent qu’on est à leur merci, qu’ils peuvent se plaindre à Uber… Vous voyez, rien n’est jamais simple.
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