Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 4 décembre 2016

La chronique du blédard : Première neige (à Montréal...)

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 1er décembre 2016
Akram Belkaïd, à Montréal



La dame blanche est annoncée pour la nuit. Voilà des jours qu’elle est attendue, guettée, ses effets anticipés peut-être même craints. Ici, ce sont des piquets et des balises qui ont été plantés le long des grands boulevards et des avenues. Là, on a posé de grands cylindres à la fluorescence orangée pour mettre en garde contre les dangers d’une ville à la chaussée déglinguée. Nids-de-poule, trous, graviers : autant de pièges urbains qui, inconscience ou volontarisme très nord-américains, n’ont pas dissuadé Montréal d’accueillir en juillet prochain un grand prix de formule E (voitures électriques). En attendant le printemps et la débâcle du Saint-Laurent, partout, ou presque, on a retiré les bornes pour vélos et fiché quelques panneaux interdisant le stationnement. Elle arrive… L’automne et sa douceur se terminent avant l’heure prévue.

La neige, donc, en sa première bordée. Radios, télés et journaux reprennent les prévisions de MétéoMédia ou d’Environnement Canada. Caprices et alternance d’El Niño et de La Niña obligent, l’hiver sera dur à Montréal, peut-être même plus dur que dans le reste de la (belle) province du Québec. La neige, cet objet de conversations sérieuses au déjeuner matinal comme au dîner (de midi…) ou au souper du soir. Sera-t-elle au rendez-vous, empêchant un autre Noël vert ? Quand ? Bientôt ? Combien (de centimètres) ? Frémissement général : le flocon est dans tous les esprits. Pour le visiteur de passage, cette focalisation est étonnante. Les gens du coin ne seraient-ils pas habitués ? On va devoir réapprendre à vivre avec elle, disent-ils, passée la première surprise quand on les interroge sur le sujet. Reprendre les bonnes habitudes qui permettent de s’accommoder des trottoirs glissants, des routes encombrées et du froid omniprésent. Sortir les bottes, les vêtements chauds, très chauds, les gants, les anoraks en plumes d’oie achetés lors des dernières soldes du black Friday, pardon, du vendredi noir (ou fou).

Au très petit matin, le silence. Une ruelle immaculée. Un décor boulinant ou boulant. Neige molle, quelques centimètres. Elle est donc bien arrivée durant la nuit. Le crissement des pas, le halo vaporeux qui accompagne la respiration. En profiter. Tout à l’heure, la faute aux voitures et à la poussière accumulée au cours des mois, tout cela sera transformé en gadoue grise ou en bouette noire. On avance lentement, attentif aux expériences passées, comme celle qui nous vit confondre une fine plaque de glace sombre recouvrant un caniveau inondé avec un bout de trottoir. Pas de glissade mais de l’eau glacée (et sale) jusqu’au mollet. Eternuements…

Marcher dans Montréal avec la neige qui botte au pied. Une première vision. A la station d’une sortie de métro, une longue file humaine, disciplinée, très très disciplinée, en apparence indifférente à la morsure du froid. Le vent s’est levé et la poudrerie fouette le visage – ce n’est tout de même pas le blizzard - mais la queue est calme. L’attente tranquille est la même dans d’autres endroits. Plus tard, dans la soirée, en écoutant les nouvelles du jour, on apprendra qu’elle aura été longue. Prétextant ne pas comprendre de nouvelles dispositions bureaucratiques, de nombreux chauffeurs de bus ont tardé à prendre le volant. Douze des vingt-trois lignes perturbées. Micro-trottoirs, colère (très mesurée) des usagers, élus municipaux (de l’opposition) qui s’emportent, élus municipaux (de la majorité) qui s’indignent, promesses de sanctions, gêne des syndicats. Première neige, premières pagailles…

Poursuivre la marche. Observer les gens, leurs allures. Incertaines pour les uns, rares, affirmées pour les autres, plus nombreux. Au niveau du boulevard René Lévesque, à quelques centaines de mètres d’un premier rendez-vous bien matinal, on est le témoin d’une scène étrange. Un camion, son signal sonore strident et des ouvriers qui déposent des bandes de gazon et de tourbe sur un terre-plein. Etonné, on se dit que c’est peut-être une procédure normale, que l’herbe va pousser tranquillement sous la neige et on passe son chemin. Le soir, toujours en écoutant les nouvelles, on apprendra que l’opération – incongrue - a déclenché un mini-scandale. Colère des élus municipaux (de l’opposition), gêne des élus municipaux (de la majorité) et promesse de la mairie de ne pas allonger le moindre dollar à l’entrepreneur pressé de boucler son chantier pour être payé. Première neige, premières berdasseries

Le soir, encore, on prendra la mesure de l’importance de l’événement. Sur les plateaux, on s’interroge. Cette neige tiendra-t-elle ? A quand la prochaine ? Dans cinq jours prédisent les experts à - ce qui semble être - la satisfaction générale. La neige comme symbole de normalité, d’ordre logique des choses. Une matière médiatique bienvenue pour évoquer les incidents de la journée, les voitures et leurs sorties de route ou leurs pannes malvenues à l’entrée d’un échangeur. On interroge les adeptes du pelletage comme sport matinal ou les ménages qui remettent les souffleuses à l’entrée du garage. Lyrique, un commentateur du Journal de Montréal affirme que la première neige est comme un premier amour. On l’attend longtemps, il n’en reste rien mais on s’en souvient. Plus mesuré, l’un de ses confrères affirme que c’est juste une leçon. Un échauffement, si l’on ose dire, ou un rappel à l’ordre pour comprendre, bien comprendre, que la longue parenthèse hivernale a bel et bien commencé.
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