Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 5 novembre 2015

La chronique du blédard : Dix ans après Clichy

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 29 octobre 2015
Akram Belkaïd, Paris

Il y a dix ans, Zyed et Bouna, deux enfants, mourraient électrocutés dans un transformateur EDF à proximité de la ville de Clichy-sous-Bois en région parisienne. Les circonstances de ce drame qui a provoqué plusieurs semaines d’émeutes dans toute la France sont connues dans leurs grandes lignes. Des jeunes jouent au football et rentrent chez eux pour la rupture du jeûne (c’était alors le ramadan). Des policiers les coursent. Une fuite comme il s’en déroule souvent. Comme il s’en passe encore aujourd’hui. Ces gamins n’avaient rien fait, rien volé, rien cassé, rien outragé. Ils n’avaient commis aucun délit. Ils avaient juste peur d’être contrôlés et de devoir passer plusieurs heures au commissariat.

Il est difficile de lutter contre l’amertume qu’engendre le souvenir d’octobre et novembre 2005. Symbole parmi les symboles, on sait que la justice française a décidé au printemps dernier de ne pas condamner les policiers accusés de non-assistance à personne en danger. Certes, l’affaire, qui a mis dix ans à être jugée ( !), est en appel mais comment ne pas échapper à ce sentiment de malaise, à cette sensation que la mémoire des deux victimes n’a jamais cessé d’être outragée. On se souvient que le ministre de l’intérieur de l’époque, un certain Nicolas Sarkozy, avait pris quelques libertés avec la vérité en affirmant qu’il n’y avait pas eu de course-poursuite puis en expliquant qu’un vol avait été commis dans un proche chantier comme si cela justifiait le reste. On réalise ainsi que cette affaire a toujours subi un déni officiel et cela mine les familles des deux victimes même si elles font preuve d’une grande dignité.

On se souvient aussi du climat lourd qui avait précédé les émeutes notamment après les déclarations du même Sarkozy, candidat presque déclaré à l’élection présidentielle de 2007, qualifiant la jeunesse des cités de « racaille » et affirmant que la banlieue devait être nettoyée « au karcher ». Dans un tel contexte, le choc des émeutes ne pouvait qu’être violent et il le fut. On pensait qu’il allait être salutaire, il n’en fut rien. Les élites françaises, notamment politiques, ne se sont pas réveillées. Elles n’ont pas compris que l’avenir de la France et de sa cohésion sociale se jouait aussi dans les banlieues. Bien sûr, il y a une pile de chiffres et de statistiques pour affirmer le contraire. La politique de la ville, les tours détruites, les façades ravalées, on connaît la chanson. Mais on passe sous silence les nouvelles constructions aux loyers trop élevés et surtout cette persistance multiple. Persistance du chômage, persistance des difficultés de transport, persistance des contrôles au faciès, contrôles susceptibles d’être répétés plusieurs fois par jour, tutoiement désobligeant en prime.

Des promesses de changement, il y en a pourtant eu. Les émeutes de 2005 ont provoqué des débats sur la diversité. On a vu apparaître ou réapparaître des expressions comme « minorités visibles », « mixité sociale », « statistiques ethniques », « cv anonymes » et même « discrimination positive ». Le sort des jeunes diplômés issus des quartiers et incapables de trouver ne serait-ce qu’un stage en entreprise a été maintes fois évoqué. Quelques institutions éducatives, à l’image de Sciences-Po Paris, ont pris des mesures courageuses pour s’ouvrir à des jeunes qui en étaient exclus faute d’acquis et de bagages et culturels ou même faute de savoir que ces établissements existaient.

Mais l’élan s’est vite brisé et ce qui aurait dû constituer un grand projet national s’est dilué dans les effets d’annonce, la désinvolture et les calculs électoraux à court terme. L’idée qu’il existe en banlieue des forces vives capables de dynamiser la France, son économie comme sa société mais qu’elles sont reléguées et inexploitées n’est même plus discutée. Pire, elle est balayée d’une main par une partie de la classe politique qui ne voit dans les cités que des terrains propices à l’insécurité, au communautarisme, au djihadisme (la fameuse « cinquième colonne » chère à Christian Estrosi) et à l’économie souterraine.

A bien y regarder de près, on réalise, et cela a été écrit à plusieurs reprises dans cette chronique, que les seuls « gagnants » après les émeutes de 2005 sont quelques membres des minorités visibles que les partis politiques se sont dépêchés de mettre en avant pour se donner bonne conscience. Une aubaine pour les concernés choisis non pas pour leurs compétences mais uniquement pour leurs origines ou leur couleur de peau. Soyons plus précis. Les phrases qui précèdent doivent être réécrites et mises au féminin. En effet, la classe politique française, la droite comme la gauche, a fait quelques gestes vers les minorités visibles mais en privilégiant le plus souvent les femmes. Comme Zyed et Bouna, le mâle d’origine maghrébine ou subsaharienne demeure suspect. Quand la France du pouvoir accepte de ne plus être monochrome, c’est vers les femmes qu’elle se tourne. Une manière de ne pas choquer (de rassurer ?) l’électeur qui ne vote pas (encore) Front national mais qui trouve qu’il y a déjà trop d’étrangers en France…

Dans la persistance de la monochromie blanche, les médias sont aussi à blâmer. Certaines rédactions se sont ouvertes et ont fini par comprendre qu’elles se devaient de ressembler un peu à la société française mais la majorité restent blanches et bien blanches. Mais ce n’est peut-être pas le plus regrettable. En effet, la critique vaut surtout pour la manière dont est organisée la mise en scène de l’expertise. Au cours des derniers jours, on a entendu beaucoup de personnes originaires de la banlieue s’exprimer à propos des émeutes de 2005 et de leurs conséquences à ce jour. Saluons donc le fait que l’on soit sorti du stade où les principaux concernés n’avaient même pas à droit à la parole. Mais le vrai problème, c’est que sont encore rares, très rares, les Français d’origine maghrébine ou subsaharienne qui s’expriment sur d’autres sujets que la banlieue, l’islam, le voile (c’est une catégorie à part), la délinquance, le Proche-Orient ou le sport. A qui peut-on faire croire qu’il n’existe pas en 2015 de spécialiste d’origine marocaine ou ivoirienne capable de donner son avis sur la littérature américaine, la crise grecque ou le projet de traité de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis ? A leur façon, les médias français continuent eux aussi de pratiquer une ségrégation qui ne fait que renforcer les préjugés à l’égard des minorités dites visibles. 
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