Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 29 juin 2015

La chronique du blédard : Giscard et la grande expulsion


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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 juin 2015
Akram Belkaïd, Paris

Il est parfois des informations matinales qui laissent pantois, qui influent négativement sur le reste de la journée et qui renforcent le sentiment de malaise par rapport à l’air du temps hexagonal. Lors de son passage dans la matinale de France Inter, le 23 juin, l’historien Patrick Weil est revenu sur un épisode historique bien peu glorieux qu’il mentionne dans son  dernier ouvrage (*). Il y raconte que Valery Giscard d’Estaing, alors président de la république, avait décidé une expulsion massive de travailleurs immigrés algériens afin de lutter contre le chômage. Une décision qui aurait nécessité la dénonciation des accords d’Evian (1962) dont une partie des dispositions concerne cette main d’œuvre. Pour mémoire, Giscard avait remporté l’élection présidentielle de 1974 face à François Mitterrand et son mandat a été marqué, dès son commencement, par l’essor du chômage, conséquence notamment du choc pétrolier de 1975.
 
Le présent chroniqueur n’a pas encore pris connaissance du livre de Weil mais voici ce qu’il a expliqué à l’antenne. « Valéry Giscard d’Estaing donne un ordre à ses négociateurs avec l’Algérie : ‘’Veuillez négocier 35 000 adultes’’. Et puis, il va rajouter à la main : ‘’Evitez d’évoquer des quotas d’enfants’’ ». Glaçant… Au milieu des années 1970, soit trente ans à peine après la fin de la seconde Guerre Mondiale, un président de la Vème république envisageait donc une « déportation » - c’est le terme qu’emploie, et assume, Patrick Weil – d’une population minoritaire résidant légalement sur le sol français. On a de la peine à imaginer comment ce genre d’opération aurait pu se dérouler car c’est une chose d’expulser quelques dizaines de pauvres clandestins, c’en est une autre de regrouper (par la force ?) 35 000 âmes pour les obliger à rentrer chez elles.
 
On peut se demander aussi quelle position aurait adopté l’Algérie. Le projet, avorté, de Giscard a germé dans une période de grande tension entre les deux pays notamment en raison de la multiplication d’actes racistes contre des ressortissants algériens mais aussi d’attentats contre des représentations consulaires et communautaires. Mais il y avait effectivement des négociations en cours à propos des norias de travailleurs. Officiellement, c’est le gouvernement algérien qui a décidé, en 1973, d’interdire l’émigration économique à destination de la France. La partie française souhaitait quant à elle l’aide des autorités d’Alger pour organiser et faciliter les retours de travailleurs dont elle souhaitait qu’ils cèdent la place à des Français (un peu à l’image de ce qui est exigé aujourd’hui des pays subsahariens en ce qui concerne le renvoi des clandestins).
 
La mention relative aux « quotas d’enfants » est, quant à elle, loin d’être neutre. Nombre d’entre eux étant nés en France, ils avaient donc la nationalité française de par le droit du sol. Qu’aurait fait Giscard ? Expulser les pères et garder les fils et les filles ? Renvoyer aussi les enfants au mépris du droit ? Réfléchir à cet épisode bien peu glorieux de l’unique mandat giscardien ne consiste pas simplement à faire de la politique fiction. Cela démontre que cette idée de grande expulsion s’est concrétisée dans la tête d’un haut responsable politique. A l’heure où l’extrême-droite impose son discours, à l’heure où le Premier ministre Manuel Valls annonce que « l’islam sera un enjeu électoral » en 2017, à l’heure où islam, immigration et terrorisme se mélangent dans un flot continu d’informations alarmistes, on est en droit de s’interroger sur l’avenir.
 
Ce qui a été, sera ? Cette question divise. Elle est souvent abordée, dans tous les milieux sociaux issus de l’immigration, quelle que soit la forme et l’antériorité de cette dernière. Si Giscard a voulu le faire, qui dit que d’autres n’auront pas la même tentation ? L’intégration et l’ancrage dans le sol français, réels quoiqu’en disent les sceptiques et les fauteurs de troubles, sont-ils aussi irréversibles qu’on ne le pense ? On peut se laisser aller et écouter d’une oreille trop attentive les Cassandres. Mais on peut aussi faire confiance à ce que la France recèle de meilleur, de bon et de respectable. Car si Giscard a dû renoncer à son projet, c’est parce que des voix au sein même de son gouvernement s’y sont fermement opposées à l’image de Simone Veil, alors ministre de la santé. De hauts fonctionnaires ont tiré la sonnette d’alarme et le Conseil d’Etat a fait connaître son hostilité à une telle opération.
 
Par ailleurs, Patrick Weil est persuadé que si elle était lancée aujourd’hui, elle déclencherait une vive réaction d’une partie de la population et de la classe politique. Il n’a pas tort. Ce pays, ce vieux pays, a encore des ressorts humanistes et progressistes. Certes, et on le voit bien avec la question du traitement des migrants ou des clandestins, certains de ces ressorts semblent parfois rouillés. Mais tout de même, la France n’est pas (encore ?) ce genre de pays où l’on peut décider, comme c’est le cas par exemple dans les monarchies du Golfe, d’expulser du jour ou lendemain des dizaines de milliers d’étrangers. Cela doit conforter l’optimisme volontariste qui sied aux temps actuels. Mais cela ne doit pas faire baisser la vigilance car les nouveaux Giscard ne manquent pas dans l’échiquier politique français.
 
Enfin, et puisque l’on évoque les pays qui expulsent en masse des étrangers au mépris de la justice et des droits de la personne humaine, il est peut être temps que l’Algérie fasse amende honorable sur un épisode bien peu glorieux. Dans les années 1970, à l’heure où Giscard ourdissait son projet, le pouvoir de Houari Boumediene décidait d’expulser des dizaines de milliers de ressortissants marocains dont certains vivaient sur notre sol depuis plusieurs générations. Rien, pas même la rupture des relations diplomatiques avec le Maroc ou la question du Sahara occidental, ne pouvait, ne peut toujours pas, excuser un tel déni d’humanité.

(*) Le sens de la République, Grasset.
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