Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 29 novembre 2014

La chronique du blédard : L’histoire du sandwich halal

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 27 novembre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Il fait encore nuit. Les haut-parleurs annoncent le départ d’un train pour Lausanne et l’arrivée d’un autre en provenance de Marseille. Le flot des voyageurs est dense. Mines fermées, foulées rapides et journaux à la main. Les vacanciers, ceux qui ont le droit au pas lent, ceux dont le visage et l’habillement démontrent que la joie les habite, ne sont guère nombreux. Tôt le matin, le hall Méditerranée de la gare de Lyon est d’abord un lieu de regroupement d’itinérants urbains : des hommes d’affaires, des commerciaux, des universitaires, des gens qui à peine installés à leur siège vont ressortir le dossier consulté la veille.

Dans l’une de ces grandes boutiques où s’entassent presse, livres, friandises, boissons, en-cas et appareils électroniques, une file s’est formée devant l’unique caisse ouverte. En face d’elle, le geste vif et la mine concentrée, une jeune femme encaisse argents et soupirs de celles et ceux qui trouvent le temps long. Celui qu’elle sert, un quinquagénaire habillé comme s’il régnait une température sibérienne,  a les bras chargés et ne cesse de rajouter des barres chocolatées prises sur le présentoir. Un mars par-ci, une double barre de twix et deux ou trois nuts par-là. Attendez, oui, j’ai oublié de prendre une bouteille d’eau. Vous en avez des plus froides ?

L’employée lève à peine la tête. Elle passe les produits devant le lecteur de code-barres. Elle est dans cette boutique sans y être. Il est sept heures du matin et elle paraît déjà épuisée. On lui demande avec irritation pourquoi elle est seule. Pourquoi n’y a-t-il pas d’autres caisses ouvertes ? Elle ne répond pas. Que pourrait-elle dire ? Que son collègue vit de l’autre côté de Paris dans une banlieue lointaine et qu’il est presque toujours en retard ? Que les effectifs ont diminué et que ses employeurs exigent qu’elle en fasse plus avec moins ? Mais qui aurait envie d’entendre pareil propos à cette heure ?

Une cliente, un peu énervée, dépose ses achats en tas, certains glissent de l’autre côté du comptoir. L’employée les rattrape et reprend les mêmes gestes accompagnés par les mêmes bips. C’est le moment où un trentenaire, sacoche d’ordinateur en bandoulière, costume au pantalon serré, chaussures pointues et lustrées, gel dans les cheveux et sandwich dans la main lui demande à voix qui semble un peu plus haute que nécessaire : « pardon, le sandwich au poulet, il est halal ? ». Petit frémissement dans la file d’attente qui s’est encore étirée. Il y a des sourires en coin mais aussi quelques lueurs d’inquiétude et même un ou deux pas de côté. Toute à sa tâche, la jeune femme ne répond pas d’autant que le lecteur de carte bancaire affiche que celle de la cliente est muette.

« Heu, pardon ? Je vous ai demandé si ce sandwich est halal ? ». La voix a gagné un ou deux tons supplémentaires. L’inflexion polie a disparu, remplacée par de l’agacement et un peu d’agressivité. Noyé dans la file, inquiet de rater son train, le présent chroniqueur devine qu’un grand moment se profile. Il suffit juste d’attendre et d’écouter. « Hé, je vous parle ! » poursuit l’homme au sandwich. Cette fois, l’employée prend la peine de le regarder. Elle semble hésiter puis lâche : « c’est quatre euros ». Interloqué, le jeune homme continue de brandir le sandwich sous cellophane. Dans la file, quelques rires ont fusé. « Mais qu’il le bouffe son sandwich et qu’il arrête de l’emm… », soupire un voyageur au look d’adolescent attardé.

Mais l’autre ne veut pas lâcher l’affaire. « Madame, je sais le prix. C’est écrit dessus ! C’que j’veux savoir si c’est halal ou pas ? Vous pouvez quand même me le dire ! ». Nouveau silence. Client suivant. Un paquet de granolas, bip. Une bouteille de citronnade, bip, le dernier numéro de So Foot, bip. Ça fera neuf euros cinquante-deux centimes. En espèce ou par carte ? Vous voulez un sachet ? Puis, s’adressant enfin à l’enquiquineur : non monsieur, je ne vois pas ce que vous voulez dire. C’est un sandwich comme les autres. Il y a le prix dessus avec la date de péremption, c’est tout ce que je peux vous dire.

Le jeune homme est décontenancé. L’employée n’a été ni agressive ni hautaine. Juste cette même fatigue dans la voix et le geste. « Vous ne savez pas ce que c’est ‘halal’ ? » demande-t-il avec quelques décibels en moins. L’autre acquiesce et reprend ses bip-bip. Dans la file, un voyageur, la cinquantaine et lui aussi en costard-cravate, décide d’intervenir. « Mon frère, ça se fait pas. T’es pas à Franprix ou à Ed ici. Sois tu manges ce sandwich sans te poser de question soit tu te fais ton casse-dalle à la maison. Bessah, faut pas ennuyer la dame. Si elle te dit qu’elle ne sait pas si c’est halal c’est qu’elle ne le sait pas ». L’autre le jauge durant une fraction de seconde puis répond en s’écartant de la file. « Non, c’est pas qu’elle sait pas si c’est halal ou pas. Elle dit qu’elle ne sait pas ce que halal veut dire. C’est bizarre, non ? ».

C’est le moment que choisi l’employé retardataire pour faire son apparition en sortant de l’arrière-boutique. L’œil rivé sur sa collègue, il a entendu une partie de la conversation. « Mon frère, c’est pas ici que tu vas trouver du ‘halal’ », dit-il en souriant. « De toutes les façons, ce que tu tiens dans la main ça ne pourra jamais être du halal ». L’autre, redevenu agressif, lui demande pourquoi. « Parce que c’est un sandwich au jambon de Paris, mon frère. Z’ont pas encore inventé le halal pour ça ». Dans la file, on entend quelques rires et un sourire s’est même dessiné sur le visage fatigué de l’employée.

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