Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 8 septembre 2014

le feuilleton du samedi : Le livre

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HuffPost Algérie, samedi 6 septembre 2014

Scène imaginaire (ou presque) :

Il est dix heures du matin à Paris. Août s’y termine comme a débuté l’été : dans la grisaille et une déprime générale plus ou moins mollassonne. Albert Henri Pierre-Marie de Torcy, la cinquantaine sportive, le teint halé et des cheveux grisonnants plaqués vers l’arrière, sort d’un taxi à l’angle du boulevard Montparnasse et de la rue de Sèvres. Il règle la course avec un billet de cent euros, récupère monnaie et reçu puis, le buste bien droit, presse le pas vers le François Coppée, le café-restaurant où Loïc Chicost, son condisciple de l’ENA – promotion Felix Faure – l’attend depuis une bonne vingtaine de minutes. Albert se sent vaguement coupable. Cela fait au moins deux ans qu’il n’a pas revu son ancien camarade et il a reporté ce rendez-vous à plusieurs reprises, essayant même de l’annuler la veille encore. Mais Loïc a tenu bon, arguant de l’urgence d’une entrevue discrète. « Pour ton plus grand bien et celui de ton boss », a-t-il précisé d’une voix à la fois grave et mystérieuse. Une insistance plutôt inhabituelle qui a éveillé la curiosité d’Albert plutôt enclin à considérer cette rencontre comme une corvée imposée, comme tant d’autres, par sa fonction de conseiller au Palais.

- Pardonne-moi ce retard mais un coup de fil du patron m’a retenu, dit-il en s’installant à une table à l’écart où traînent les journaux du jour, une tasse vide et quelques restes de croissant.

Loïc, plus petit, le visage rougeaud et le front dégarni a un geste de la main pour faire comprendre qu’il n’est pas contrarié.
 
- Et il va bien ? demande-t-il d’un air jovial qui indispose un peu Albert.
- Qui ça ? Le patron ? Mouais… Il est d’une humeur de chien. Les sondages sont à gerber et c’est le bordel général avec le remaniement. On n’est même pas sûrs que la confiance soit votée. Remarque, ça ne peut pas être pire.
- Si, ça pourrait l’être, s’amuse Loïc. Ou, plutôt, ça va l’être bientôt…

Albert prend une grande inspiration. Il devine qu’une armoire en fonte va bientôt lui tomber sur la tête. Il fait signe au garçon, commande un double-expresso bien serré et un pain aux raisins puis interroge :

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

Loïc se tend un peu.

- J’ai une info pour toi… Sûre à cent pour cent. De quoi vous donner quelques jours pour vous préparer.
- Et c’est quoi ?
- Je veux d’abord que tu me promettes un renvoi d’ascenseur.

Albert ne peut s’empêcher de sourire. Contrairement à lui, Loïc est sorti mal classé de l’ENA et, jusque-là, sa carrière n’a guère été prestigieuse. Sollicité quelques jours après l’élection, c’est même Albert qui lui a déniché sa dernière affectation.

- Tu t’ennuies à la Culture ? Et tu veux aller où ? Tu sais, le Palais n’est plus aussi puissant... On a déjà du mal à recaser les collaborateurs des ministres qu’on vient de virer…

Loïc a un nouveau geste de protestation.

- Je ne veux pas grand-chose. Juste un vrai coup de pouce pour un poste d’attaché culturel à l’étranger. En Europe ou en Amérique mais pas ailleurs. En Australie, à la rigueur. Deux ou trois ans, pas plus. Juste le temps de changer d’air et d’oublier mon divorce.

Albert attend que le serveur dépose sa commande et s’éloigne avant de répondre.

- Ça doit être possible mais ça dépend aussi de ce que tu vas m’annoncer.
- Crois-moi, dans une heure, ton boss te verra d’un autre œil.
- Vas-y, crache le morceau ! s’impatiente Albert.

Loïc se penche vers lui.

- Elle a écrit un livre, murmure-t-il les yeux brillants.

Albert sent une sueur glacée lui couler dans le dos. Il a déjà tout saisi mais feint l’incompréhension.

- Qui ça ? interroge-t-il d’une voix mal assurée.
- Bah Mémère ! De qui veux-tu qu’il s’agisse ?
- Elle ? crie presque Albert.
- Oui, elle ! Putain, tu es tout blanc. Avale un sucre.
- Un livre ? gronde encore Albert. Tu en es sûr ?
- Absolument. Ecrit pendant l’été, imprimé en Allemagne et déjà en route pour la France.
- Elle parle de quoi ?

Loïc éclate de rire. Il est soulagé de voir que son interlocuteur n’est au courant de rien.

- A ton avis ? De Pépère, bien sûr… Elle le démolit. Elle vous démolit tous. Avec ça, il va tomber à moins de dix pour cent.

Albert essaie de se reprendre.

- Tu as les épreuves ?
- Non. J’ai juste pu lire quelques pages sans pouvoir les photocopier. Ne me demande pas comment. Tout ce que je peux te dire, c’est que ça va barder pour vous. Il va falloir que vous sortiez le grand jeu. ‘Damage control’ comme disent les ricains.
- Donne-moi du concret.
- Bien sûr : il paraît que ton boss n’aime pas les pauvres. Qu’il se moque d’eux en privé.
- Elle a écrit ça ? s’indigne Albert qui se sent perdre pied de nouveau.
- Et plein d’autres vacheries, jubile Loïc qui a l’air de beaucoup s’amuser. Ce n’est pas juste l’ex-compagnon qu’elle lapide mais l’homme politique aussi.
- Ça sort chez qui et quand ?
- Aux éditions Rue Jacob. Dans une semaine au maximum.

Albert se tait. Ne pas céder à la panique lui ordonne une petite voix. En quelques secondes, son esprit fait le point. Annoncer la nouvelle au boss ne suffira pas à sauver sa propre tête. C’est à lui, Albert, l’homme des réseaux germanopratins, que l’on a confié la tâche de vérifier la rumeur d’un livre en préparation. C’était au début de l’été. Il avait enquêté, fait le tour des grandes maisons d’édition mais pas celle de la Rue Jacob jugée trop modeste et pas assez introduite. La belle erreur... Son rapport au chef, verbal, avait été court : rien de dangereux n’était en cours et le livre en question, à supposer qu’il soit écrit un jour par elle ou par un nègre, devait traiter de questions humanitaires.

- La salope, finit-il par murmurer. Elle nous a bien eus. En plus, elle va casser l’effet du bouquin sur l’autre zozo.
- Le truc sur le Qatar ?

Albert ne cherche pas à masquer sa surprise. Loïc vient vraiment de l’épater. Peut-être aurait-il dû ne pas le négliger.

- Tu as un conseil ? demande-t-il enfin, un brin accablé.
- Oui. Ne faites rien fuiter. Quand l’info sortira, jouez les atterrés. Attaquez-la via les éditorialistes pour son manque de respect pour la fonction présidentielle. Le message sera simple : c’est une femme trahie qui se venge en mentant. Une femme qui manque de pudeur et de sérieux parce qu’une compagne d’un tel homme, même répudiée, ça ne parle pas et ça respecte l’obligation de réserve. Ça atténuera l’impact. Mais ne te fais aucune illusion. Tout le monde va lire ce bouquin et en parler. Ah oui, j’oubliais, il y a un autre truc que tu dois savoir.

Albert croque nerveusement plusieurs sucres bruns à la suite.

- Quoi donc ?
- Le livre va aussi sortir en anglais.

Albert a du mal à respirer. Il voit déjà le sourire amusé des sherpas aux prochains sommets internationaux. Il n’a guère de mal à imaginer la condescendance méprisante des journalistes de CNN, du Financial Times et, plus encore, du Wall Street Journal.

- J’ai un ami algérien, un ancien banquier, finit-il par dire. Au début du mandat, quand il y a eu l’affaire du tweet, il m’a appris une expression toute simple. Ched martek : ça veut dire « tiens ton épouse ». C’est ce qu’on dit chez lui aux types dont les femmes font trop d’histoires. J’ai pas osé raconter ça au patron.
- Ça n’aurait rien changé, le console Loïc. C’est mal parti dès le début. Gérer un pays c’est difficile mais transformer ça en course à handicap, c’est pire encore.

Albert opine. Il sent la colère l’envahir. Il aimerait allumer une cigarette ou hurler toutes les insanités qui lui passent par la tête.

- La salope, répète-t-il. Je savais que ça arriverait un jour. Avec quelqu’un comme elle qui vient d’où elle vient…

Le visage de Loïc se ferme et il agite l’index en signe de négation.

- Pas de ça, dit-il. N’oublie pas que je viens d’un milieu bien plus modeste qu’elle. Si tu veux un bon conseil, évite de parler de codes sociaux. Ça ne ferait qu’empirer les choses.
- Pardon, s’excuse Albert en rougissant un peu. Tu sais bien ce que je voulais dire. Enfin… Elle a gagné mais je te jure qu’elle le paiera cher. Elle et tous ceux qui ont manigancé ça. Crois-moi, il va y avoir du contrôle fiscal dans l’air…
 
Il est onze heures trente. La salle s’est vidée. Les garçons ont terminé la mise en place pour le déjeuner et prennent déjà leur repas. Albert quitte la table en faisant promettre le silence à Loïc. Sur le trottoir en pente, la ville lui paraît poisseuse et hostile. En face, la devanture de la librairie Fontaine lui arrache un rire fatigué. Le dos voûté, il marche à pas lents en pensant à la discussion désagréable qu’il va avoir avec son patron. Ched martek, se répète-t-il en descendant l’escalier de la station Duroc.
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