Lignes quotidiennes

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samedi 4 janvier 2014

La chronique du blédard : De la quenelle, de Dieudonné et de la liberté d’expression

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Le Quotidien d'Oran, samedi 4 janvier 2014
Akram Belkaïd, Paris

En décembre 2006 – sept ans déjà ( !) – j’ai publié dans ces mêmes colonnes une chronique à propos de la cause palestinienne et de ses faux sympathisants (*). J’y expliquais, entre autre, que l’engagement, la solidarité et l’empathie pour un peuple martyrisé et privé de ses droits par Israël ne justifie en rien que l’on s’acoquine avec des négationnistes, des nazillons et des antisémites patentés. Voici un extrait de cette chronique : « il y a des mains tendues auxquelles il ne faut pas répondre à moins de souiller ses propres convictions. Ni Dieudonné - qui a serré celle de Le Pen - ni l’écrivain Marc-Edouard Nabe - pour qui un Beur qui n’a pas recours à la violence est un « collabeur » - ni encore l’essayiste Alain Soral (…) ne sont les amis des Palestiniens ou des Libanais. Ils peuvent critiquer Israël et les Juifs autant qu’ils le souhaitent : ils n’ont pas à faire partie de notre famille ».

Aujourd’hui, je n’enlèverai aucun mot à ce texte. Surtout à l’heure où la France semble être prise par un étrange délire collectif à propos de ce fameux geste de la « quenelle » pour lequel l’humoriste Dieudonné fait l’objet de multiples accusations dont celle d’antisémitisme. Comme expliqué plus haut, je ne considère pas Dieudonné comme un soutien politique honorable (et souhaitable) de la cause palestinienne. Je ne sais pas s’il est vraiment antisémite ou s’il est juste devenu otage de ses provocations. Je reconnais qu’il a énormément de talent et je suis encore fan de certains de ses anciens sketchs (celui de « Villetaneuse » avec Elie Semoun ou celui de l’ado des cités dans son premier spectacle en solo). Par contre, une chose est certaine : ses parodies outrancières et certaines de ses alliances, comme celle avec Soral, ne plaident guère pour lui.

Pour rédiger ce texte, j’ai visionné sur le net plusieurs prestations récentes du comique. Ce qui me pose problème, c’est l’ambiguïté récurrente de ses propos. Il se dit antisioniste mais dérape souvent vers l’antisémitisme en reprenant les vieux thèmes nauséabonds de la domination juive sur la société française et sur le monde. C’est d’ailleurs là que le bât blesse. Dieudonné est le prétexte idéal dont s’emparent les défenseurs d’Israël, notamment les inféodés aux Likoud, pour discréditer l’antisionisme que revendiquent en France de nombreux soutiens à la cause palestinienne. Pour préciser les choses, car le sujet mérite une totale transparence, je me considère comme antisioniste car opposé politiquement à un mouvement qui nie les droits les plus élémentaires du peuple palestiniens. Par contre, j’estime qu’il est de mon devoir de lutter contre toute forme d’antisémitisme ou de judéophobie. Voilà pourquoi je me sens aucune affinité avec Dieudonné et ses amis.

Je ne sais pas non plus si la quenelle est un salut nazi inversé ou un signe d’insoumission à l’égard du système « mainstream », c’est-à-dire cette cohorte hétéroclite de gens prépondérants qui font l’opinion (politiciens, journalistes de télévision, intellectuels médiatiques,…). Une chose est certaine, la quenelle est une obscénité. J’ai été content de voir que de nombreux sites musulmans ou pro-palestiniens ont pris leurs distances avec cette vulgarité. Certes, c’est une forme de transgression comme quand, par exemple, elle est effectuée en présence d’un politicien comme Manuel Valls. Mais je ne peux pas cautionner le fait qu’elle soit réalisée devant une synagogue ou devant le mémorial de la Shoah à Berlin ou encore moins devant l’école juive attaquée en 2012 par Merah. S’il faut se révolter contre le système, il y a d’autres moyens, plus propres et bien plus intelligents, de le faire. Pour autant, il me semble que vouloir interdire ce geste relève d’une certaine forme d’hystérie qui ne fera qu’exacerber les (mauvaises) passions autour de cette affaire.
  
Ma position vis-à-vis de Dieudonné ayant été précisée, je tiens à dire que je suis absolument contre l’interdiction de ses spectacles. Qu’il se produise et si, d’aventure il enfreint la loi, il sera poursuivi. De quel droit le priverait-on d’exercer son métier ? Au nom de quelle loi préventive ? Et quid de la sacro-sainte liberté d’expression ? N’est-ce pas elle qui est invoquée à chaque fois que les musulmans de France se sentent insultés ? Ou bien alors, il faudrait clarifier les choses et que le gouvernement français précise officiellement que la liberté d’expression ne concerne pas tout le monde et que sa défense n’est pas absolue mais bien variable selon les circonstances, les sujets, les présumés contrevenants et les offensés. Que l’on nous dise clairement que l’on peut se moquer sans crainte du génocide rwandais, comme vient de le faire Canal plus, mais que l’on peut être traîné devant les tribunaux pour un signe de quenelle. En réalité, les indignations et les agitations matamoresques du gouvernement français à propos de Dieudonné ne méritent que peu de considération car j’aurais aimé voir la même fermeté concernant Canal+ et son sketch à l’humour crasseux. Là, ce fut silence radio. Peut-être aurait-il fallu que l’un des acteurs de cette scénette pitoyable fasse le geste de la quenelle pour que le Paris bien-pensant se mette à trépigner…
  
Par ailleurs, je ne suis pas naïf et je vois bien que toute cette polémique va au-delà du cas Dieudonné. Faire taire ce dernier (à supposer que l’on y arrive concrètement) n’est qu’une première étape pour de nombreuses personnes et organisations communautaristes qui font de la défense d’Israël leur cause prioritaire. En effet, leur ligne de mire va bien au-delà du seul humoriste. Dans les sommations adressées au gouvernement socialiste, figurent d’autres objectifs comme par exemple l’exercice d’un contrôle plus accru sur internet sans oublier le maintien de la criminalisation des appels au boycottage d’Israël ou des produits en provenance des colonies (toutes illégales, faut-il le rappeler) installées en Cisjordanie. De même, entend-on, non pas des suppliques mais de vigoureuses injonctions à légiférer pour rendre hors-la-loi le fait de se dire antisioniste. On le voit, l’affaire Dieudonné n’est que la face apparente d’un bras de fer et d’une bataille politique qui ne disent pas (encore) leurs noms.
 
(*) La Shoah et les faux amis des Palestiniens, 14 décembre 2006. Texte repris par le site Oumma.com, le 19 décembre 2006.
P.S qui n’a rien à voir avec ce qui précède mais qui est tout de même aussi important sinon plus : Bonne et heureuse année aux lectrices et lecteurs de cette chronique. Puisse 2014 nous faire oublier 2013…​
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2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je voudrais d’abord vous dire comme combien j’apprécie vos billets dans le Quotidien d’Oran même si je n’approuve pas toujours ce que vous développez. La vraie question est de savoir comment Dieudonné en est arrivé à cette extrémité. Il avait dans le passé parodié un peu tout le monde, les catho, les musulmans les noirs les arabes et même parfois les juifs en duo avec Semoun. Mais lorsqu’il improvise chez Fogiel le fameux sketch sur les colons israeliens il est lynché médiatiquement. Pourtant la colonisation est condamnée par le droit international et ce que subissent au quotidien les palestiniens justifie pleinement le Heil Israel lancé par Dieudonné. Leibowitz parlait même de mentalité judéo nazie au sein de l’armée israélienne que d’aucun ne cessent de nous présenter comme la plus morale du monde. Ceci étant, les défenseurs traditionnels se sont alors tus pour certains ou éclipsés pour d’autres après un bref mouvement de solidarité et il n’est resté que l’extrême droite sur le terrain. Et pourtant devant Ardisson il s’était monté réellement désolé pour ceux que le sketch avaient choqué sans pour autant renoncer à sa liberté d’expression de la même façon que cet amnésique d’Ardison l’avait fait face à Djamel Bouras. Et il est clair, vu la puissance des lobby pro israéliens que les palestiniens n’ont rien a gagner dans ce combat ou l’outrance de Dieudonné répond à l’acharnement des media mainstream. Mais certaines vérités méritent d’être dites. Que depuis toujours, pour être acceptée, toute critique non juive d’Israel doit être enveloppée d’une profession de foi contre l’antisémitisme dont Israel et certaines organisations ont en fait un véritable bizness. Et Dieudonné dénonce cet état de fait avec autant de cynisme que ses détracteurs. Je viens de lire « le printemps des sayanim » de Jacob Cohen, très instructif pour comprendre la kabbale que vit Dieudonné.

Franck PORCHER a dit…

Très bon billet, très honnête, très transparent.

En particulier, votre effort à clarifier le terme antisioniste, mis à toutes les sauces et confondu avec d'autre choses, alors qu'en réalité son acception est très précise.

Je partage totalement votre analyse, que je n'aurais pas mieux écrite.

Merci.