Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 12 octobre 2013

La chronique du blédard : Une singularité tunisienne

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 10 octobre 2013
Akram Belkaïd, Paris
 
Il est encore trop tôt pour affirmer que la Tunisie est sortie de la crise institutionnelle qui la paralyse depuis plusieurs mois mais l’évolution récente de la situation est des plus encourageantes. Après de nombreuses tergiversations, Ennahda a finalement accepté la possibilité de quitter prochainement le pouvoir pour permettre la mise en place d’un gouvernement composé de personnalités indépendantes. Certes, le parti islamiste a posé un grand nombre de conditions et le calendrier de cette recomposition annoncée est encore flou. Mais il faut tout de même relever que cette acceptation de la formation de Rached Ghanouchi de céder la place – fusse de manière momentanée – est un événement des plus importants dans un monde arabe où les alternances politiques se passent rarement de manière pacifique. On pense notamment au cas égyptien où l’armée continue de tirer à balles réelles contre les partisans de l’ex-président Morsi et cela avec l’apparente bénédiction des chancelleries occidentales.

Vues de Tunisie, les négociations qui se déroulent actuellement au nom du « dialogue national » sont désespérantes. Engagées entre une vingtaine de partis sous la houlette de quatre grandes organisations (*), ces tractations traînent en longueur et donnent lieu à de nombreuses manœuvres dilatoires qui frisent parfois le ridicule quand elles ne témoignent pas d’un manque patent de maturité. Il est évident que certains élus d’Ennahda n’ont pas envie d’abandonner la place, estimant qu’ils sont détenteurs de la légitimité populaire, un argument qui passe de moins en moins auprès d’une population qui réclame à la fois « sa » Constitution et de nouvelles élections. D’autres députés, toutes couleurs confondues, multiplient les entraves pour empêcher coûte que coûte la dissolution de l’Assemblée constituante avant le 23 octobre prochain, c’est-à-dire la date anniversaire (c’était en 2011) du jour où des millions de Tunisiens ont, pour la première fois dans leur histoire, désigné librement leurs représentants.

 
A ce sujet, on prétend à Tunis que ces élus savent qu’il leur faut accomplir un mandat d’au moins deux ans pour bénéficier d’une retraite à vie… Ces arguties, les exigences de dernière minute, les arrière-pensées, y compris celles du « président » Moncef Marzouki qui, visiblement, se verrait bien rempiler, la réapparition d’anciennes figures de l’ex-Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir sous Ben Ali et aujourd’hui dissous ; tout cela a provoqué un sentiment d’exaspération mais aussi d’indifférence croissante chez de nombreux Tunisiens. « Qu’ils s’entendent entre eux », est une phrase qui revient souvent et qui montre que la ferveur euphorique des premiers temps de la révolution a bel et bien disparu.

Mais vues de l’extérieur, ces péripéties ne peuvent cacher une réalité bien plus positive qu’il n’y paraît. Malgré ce qu’annoncent les Cassandres de tous bords, les Tunisiens semblent décidés à trouver une solution consensuelle et leur « dialogue national » n’est pas une mise en scène formelle. On le sait, trop de pays arabes, et l’Algérie en a fait partie, se sont engagés un jour dans des processus de « dialogue » qui, en réalité, ne visaient qu’à masquer une situation conflictuelle et une logique d’affrontement pour ne pas dire de guerre civile. « La Tunisie est une île »… Cette formule souvent entendue prend ici toute sa dimension, les « insulaires » finissant toujours par s’entendre, du moins par être capables de trouver un terrain d’entente. Le traumatisme, l’indignation et la colère engendrés par l’assassinat de Chokri Belaïd puis celui de Mohamed Brahmi ont aussi beaucoup pesé dans la recherche d’une solution pacifique.

Bien entendu, la situation est loin d’être réglée. La Tunisie attend toujours une nouvelle Constitution et, surtout, un code électoral accepté par toutes les forces politiques. Car les élections à venir sont le véritable enjeu des joutes actuelles. En acceptant de quitter le pouvoir, et donc en prenant le risque de mécontenter une base travaillée par le salafisme et les idées radicales, la direction d’Ennahda ne fait pas uniquement preuve d’altruisme ou, pour reprendre les termes de l’un de ses dirigeants, de sens de la responsabilité. En réalité, le parti islamiste est bel et bien conscient de son impopularité croissante et de son incapacité à régler les problèmes, notamment économiques et sociaux auxquels la population est confrontée. D’ailleurs, diverses projections électorales circulent à Tunis et toutes entérinent le fait qu’Ennahda serait incapable de renouveler son score d’octobre 2011.

 
Certains spécialistes – peut-être induits en erreur par leur détestation du parti religieux – affirment même que les nahdaouis seraient battus à plate-couture. En se retirant du gouvernement – après avoir pris quelques précautions comme le fait d’avoir placé des hommes sûrs dans l’administration – Ennahda se ménage donc la possibilité d’un retour triomphal aux affaires puisque ses responsables parient sur un échec et une impopularité certaine de la prochaine équipe ministérielle. On le comprend, cette stratégie est d’ores et déjà décriée par d’autres partis qui accusent les islamistes de duplicité. Reste que cette bataille, somme toute normale, empêche les Tunisiens de réaliser que leur pays est en train de réaliser le plus difficile : sortir avec le minimum de dégâts de la deuxième phase d’une transition qui est loin d’être terminée (**).

(*) L’union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA, patronat), l’Ordre national des avocats de Tunisie (ONAT) et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH).

(**) On peut considérer que la première phase de la transition s’est déroulée entre la chute de Ben Ali et le vote pour l’Assemblée constituante le 23 octobre 2011.
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2 commentaires:

Zenobie a dit…

Pourquoi donc mettre des guillemets au terme président pour désigner M. Marzouki ? Parce qu'il a été élu dans le cadre d'un système de type parlementaire ? Parce que vous estimez qu'il n'a rien d'un président ? Quant au fait que, selon vous, il se verrait bien rempiler, en quoi est-ce gênant ? La possibilité de se présenter éventuellement aux élections présidentielles devrait-elle lui être interdite ? Mais en vertu de quoi ?

Akram Belkaïd a dit…

Rien d'offensant dans les guillemets. Un vrai président, est élu. C'est tout. Et une Constituante n'élit pas un président, y compris dans un régime parlementaire. Et je ne pense pas être soupçonné d'avoir douté de la transition tunisienne.