Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 2 juin 2013

La chronique du blédard : Monologue du boutiquier franco-iranien

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 30 mai 2011
Akram Belkaïd, Paris
 
Moi, monsieur, je me suis toujours considéré comme français. Je le suis parce que j’ai accepté de l’être et que j’ai voulu le rester sans me sentir honteux ou déchiré. Si je précise que je suis d’origine iranienne, c’est parce que mon faciès dit bien les choses et que, de toutes les façons, on finira par me poser la question. C’est impossible d’y échapper dans ce pays. Dès qu’on est un peu basané, même si on s’appelle Robert et qu’on vend de la papeterie et pas des tapis ou des pistaches, il y aura toujours une question sur d’où on vient. Je ne dis pas que c’est méchant ou raciste, non, souvent c’est juste de la curiosité mais les gens ne se rendent pas compte à quel point ça peut être désagréable à la longue. Pardon de vous le dire aussi brutalement, mais je n’aime pas trop être pris pour un Maghrébin. C’est comme ça... Même si l’Iran fait peur à tout le monde en ce moment, c’est moins difficile de dire qu’on est d’origine perse plutôt que tunisienne ou marocaine. L’origine algérienne, je ne vous en parle même pas ! Le mot perse, ça impressionne les Français. Il sonne mille fois mieux que le mot arabe, ça c’est sûr. C’est mon grand frère qui me l’a appris quand on était adolescents. Perse, ça fait empire, grande civilisation, le Shah...
 
De toutes les façons, tous mes copains sont français et je n’ai aucun contact avec la communauté iranienne de France. Je ne sais même pas si elle existe d’ailleurs. J’ai quelques cousins dans le sud mais l’essentiel de la famille vit aux Etats-Unis, en Californie. Vous savez, mais ne le répétez pas trop, chez nous, on dit Tehran-geles pour parler de Los Angeles… J’y vais une fois par an, pour des fêtes familiales ou des mariages. Là-bas, ils sont tous accros aux informations à propos de l’Iran. Ils passent leur temps à en parler, même ceux qui n’y sont pas nés. Ils ont la haine, croyez-moi. Ils ne pardonnent pas aux mollahs de les avoir obligés à fuir le pays. Quand Bush a envahi l’Irak, ils se sont dit, ça y est, la prochaine étape, c’est l’Iran. Là, ils déchantent un peu. Ils se rendent compte que ce ne sera pas aussi facile que ça d’aller déloger les barbus. Je vous assure que le temps qui passe ne change rien à l’affaire. Les jeunes sont encore plus remontés que leurs parents.
 
Mais il y a quelque chose de bizarre avec les Iraniens de la diaspora. La majorité déteste le régime et on prie tous pour que les choses changent et qu’on puisse rentrer au pays, ne serait-ce que pour quelques jours de vacances. Mais en même temps, rares sont ceux qui ne veulent pas de l’énergie nucléaire ou même de la bombe atomique. C’est complètement schizophrène. J’ai assisté à des disputes terribles à ce sujet entre des parents et des non-Iraniens. Souvent, les Occidentaux pensent que comme on est des exilés et qu’on critique le régime, on va être forcément d’accord avec eux sur le dossier du nucléaire. Bien sûr, il y a des tacticiens parmi nous qui utilisent ça pour que les Etats-Unis et l’Europe continuent de mettre la pression à Ahmadinedjad.
 
Mais, pour dire la vérité, le nationalisme est plus fort. Beaucoup d’exilés sont pour la bombe et expliquent ça en disant qu’ils voient plus loin que la situation actuelle et que la République islamique finira bien par disparaître mais jamais l’Iran. Dites-moi, et pourquoi donc ce pays n’aurait pas le droit d’avoir la bombe ? Vous savez, l’Iran moderne n’a jamais attaqué personne. Il n’a envahi personne ! Il n’a colonisé personne. Et ce sont les anciens colonisateurs et ceux qui ont commis des génocides qui lui donnent des leçons !
 
Mon père, c’est un royaliste pur et dur. Il a encore la photo du Shah dans son salon. Il lui a été fidèle jusqu’au bout. Attention, ma famille n’appartenait pas à la bourgeoisie iranienne. On était des petits commerçants du bazar et on aurait pu rester sur place après la révolution si mon père avait retourné sa veste comme l’ont fait tant de gens. Il a refusé de se déshonorer et il a embarqué toute la famille pour l’Europe. D’abord, l’Allemagne où on n’est pas restés longtemps et ensuite la France. J’avais six ans en 1979. Je me souviens un peu de ce qui s’est passé à l’époque. Les manifestations, les morts, de nouvelles manifestations après les enterrements et ainsi de suite. Je n’ai aucune nostalgie, monsieur. Je suis heureux d’avoir grandi en France. Je suis convaincu que je suis une meilleure personne que ce que j’aurais pu être là-bas. La France, ça a été ma chance.
 
Mais je suis inquiet pour ce pays, monsieur. On dirait qu’il y a quelque chose qui vient de se casser et que les gens n’y croient plus. Ça ne rigole pas beaucoup dehors. Ma sœur et mon frère sont partis pour les Etats-Unis. Moi, je reste parce qu’il y a les parents et qu’il faut bien faire tourner la boutique. Mais ça me trotte dans la tête. A chaque fois que je vais en Californie, je sens l’optimisme, l’énergie. Ils ont tous des projets, ils rêvent plus grand. Ici, c’est à qui va râler le plus. Les clients font la tronche et la radio nous bombarde avec ses mauvaises nouvelles. Et ce n’est pas la météo du moment qui va arranger les choses. Oui, si ça continue, je crois bien que finirai moi aussi par m’installer en Californie. Mais, même là-bas, je resterai français dans ma tête, monsieur. Ah ça non, on ne me changera pas.
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1 commentaire:

Else a dit…

Encore une fois, merci pour ce texte. Ayant voyagé en iran un mois avant les élections présidentielles de 2009, je me souviens avoir parlé avec de jeunes iranien(ne) s qui osaient dire leur mécontentement du régime ( les futur(e)s manifestant(e)s) et en même temps leur soutien au nucléaire.
Ce pays m'a énormément marquée.