Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 14 février 2013

La chronique du blédard : Hommage à Smaïl Kerdjoudj

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 14 février 2013
Akram Belkaïd, Paris

 
Mercredi 6 février, au cimetière Benomar à Alger (Kouba), je n'ai pas trouvé le courage de prendre la parole pour dire quelques mots à propos de celui que nous allions mettre en terre. Ce n'était pas la faute aux rafales de vent et de pluie glaciale. Ce n'était pas de la timidité. Là, sous un ciel gris-noir et dans cette colline bordée par des oliviers, mes forces, autant morales que physiques, se sont soudain dérobées. Pourtant, il y avait beaucoup à dire à propos d'un homme dont je ne connaissais certainement pas tout le parcours mais que j'ai eu la chance et le privilège de côtoyer durant près de vingt ans.

Evoquant la disparition de Smaïl Kerdjoudj, voici ce que m'a écrit un universitaire algérien qui le connaissait bien : « Son intelligence, sa discrétion, sa fidélité et sa générosité nous manqueront. A l'image de nombreux anciens hauts cadres de l'Algérie indépendante, notre pays perd un authentique serviteur de l'État et un vrai patriote (sans du tout tomber dans un lyrisme déplacé). » Tout est dit, ou presque, dans ces lignes qui précèdent. Homme érudit, parfaitement trilingue (arabe, français et amazigh), grand amateur de poésie, qu'elle soit arabe ou française, mais aussi de littérature universelle, d'histoire et de musique arabo-andalouse, Smaïl Kerdjoudj a fait partie d'une génération dévouée pour qui l'Algérie importait plus que tout.

Une génération pour laquelle il fallait construire un Etat fort avec de solides institutions. Une génération qui, au lendemain de l'indépendance, s'est retrouvée confrontée au vide humain, administratif et technique. « Il a fallu faire face, avec peu de moyens. Tout était à construire, à reconstruire ou à inventer » disait-il en évoquant cette période de grandes espérances mais aussi de chaos et d'incertitudes politiques récurrentes. Travailler dur, ne pas compter ses heures ni ses jours, n'avoir que peu de temps à consacrer à sa famille. Ce fut le lot de ce haut cadre pour qui l'Algérie n'avait et n'a encore besoin que de deux choses : « de l'ordre et de la méthode ».

Peut-être aussi n'ai-je pas parlé par pudeur, par volonté de ne pas transformer un moment d'une douleur intense en tribune politique fut-elle implicite. Car évoquer le parcours de Smaïl Kerdjoudj revient aussi à instruire le procès d'un système politique qui n'a cessé de violenter et, au final, de marginaliser, nombre de compétences qui entendaient et pouvaient (!) - construire une Algérie prospère et moderne. Comme tant de hauts cadres, il a connu l'hostilité des ignares et autres parvenus-combattants de la dernière heure. Comme eux, il a subi la hogra et la mise au placard. Il a vécu les conséquences indirectes de règlements de compte au sommet du pouvoir mais aussi les haines d'incompétents parachutés aux plus hautes fonctions pour le terrible malheur de l'Algérie. Ainsi, cet ancien Premier ministre, aujourd'hui réduit à tendre la sébile dans le Londonistan britannique, qui fit tout son possible pour briser un homme droit ayant refusé de lui faire allégeance.

Le délitement de la fonction publique et de l'appareil administratif algérien durant les années 1980 et 1990 est l'une des choses qui a le plus peiné Smaïl Kerdjoudj. Partagé entre l'incrédulité et l'indignation, il a vu des cancres accéder à de hautes responsabilités, tel cet ancien sous-préfet viré le mot n'est pas trop fort pour insuffisance et devenu quelques années plus tard, la motte de chique toujours collée sous les lèvres, un influent ministre dans les années 1980. Tout ce à quoi il avait contribué s'étiolait peu à peu dans une espèce de débandade générale et de fuite en avant. Dans nos discussions, il écoutait avec attention les critiques virulentes à l'encontre du pouvoir et des « décideurs » mais, pour lui, au final, revenait l'urgence de limiter la casse et de préserver ce qui pouvait l'être en attendant des jours meilleurs.

Déjà éprouvé par la vie, je l'ai souvent senti malheureux durant les années de fer et de cendres où chaque jour apportait son lot de mauvaises nouvelles. Je l'ai vu attristé par les effusions de sang et les révoltes et manifestations matées par la violence. Je le savais profondément indigné par la hogra à l'égard de la population. Mais, je le savais aussi fier dès lors qu'une réalisation se concrétisait quelque part en Algérie. Nouvelles routes, constructions ou usines, tout cela répondait à son attente et son espérance de voir l'Algérie s'équiper et sortir de manière définitive du sous-développement.

J'ai aimé et admiré Smaïl Kerdjoudj pour ce qu'il était. Un homme intègre. Né pauvre - il ne s'en cachait pas - il a construit sa vie et sa carrière pas à pas, avec détermination et honnêteté. Il me revient souvent en mémoire ses anecdotes à propos de la période coloniale comme par exemple l'humiliation ressentie lors des séances de contrôle d'hygiène infligées aux seuls « indigènes ». Mais, il me parlait aussi de sa réussite au baccalauréat et de ce que cela avait procuré comme joie et fierté à nombre d'habitants de Bejaïa. Il évoquait aussi avec nostalgie ses études de droit à Bordeaux et sa décision de rejoindre le FLN pendant la guerre de libération.

La nostalgie, et un je ne sais quoi d'indéfinissable, une sorte de tristesse mélancolique, était aussi présente lorsqu'il évoquait ce qu'il qualifiait de plus belles années de sa carrière, c'est-à-dire son travail aux côtés d'Ahmed Medeghri. Anecdotes, voyages dans l'Algérie profonde à peine remise des violences de la guerre d'indépendance, urgence de doter le pays d'institutions locales, arrière-fond politique inquiétant (on était dans les années 1970 ), tout cela revenait souvent dans la discussion, m'incitant à comprendre que l'édification de l'Etat algérien moderne ne fut pas chose aisée

Algérien, Smaïl Kerdjoudj l'était assurément mais il y avait en lui quelques singularités qui le dissociaient de nombre de ses concitoyens, surtout ceux qui, comme lui, ont occupé de hautes fonctions. D'abord, je n'ai jamais senti chez lui le moindre sentiment de classe ou de supériorité à l'égard des autres. Sa porte a toujours été ouverte et il a aidé les plus humbles. D'ailleurs, sa vie pourrait être décrite comme une suite d'interventions, de sollicitations permanentes et de fâcheux et fâcheuses ayant abusé de sa gentillesse et de sa générosité. Ensuite, je n'ai jamais discerné chez lui ce terrible principe du « nous contre les autres » qui régit (et empoisonne) nombre de relations sociales algériennes. Pas de clanisme, pas de tribalisme, pas de açabiya et encore moins de régionalisme (en privé comme en public). En cela, et comme pour le reste, il demeure un exemple à suivre.
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