Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 28 juillet 2012

La chronique du blédard : Une conversation à La Marsa

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 26 juillet 2012
Akram Belkaïd, Paris

Le soleil va bientôt se coucher sur La Marsa et une belle lumière rouge peigne la banlieue nord de Tunis. C’est l’instant magique où les derniers baigneurs s’en retournent chez eux non sans effectuer une petite halte chez Salem, célèbre glacier de la place. Dans quelques jours, ce sera une autre ambiance, celle des journées sans fin, le plus souvent sans plage (pour cause de barbus sourcilleux) où l’on vit et respire, le ventre vide, dans l’attente des agapes et autres bâfritudes ramadanesques. Mais, pour l’heure, c’est encore le temps des joies et des plaisirs de l’été.

Une  pizzeria du coin est prise d’assaut. On commande au comptoir et on compte les minutes avant que son numéro ne soit appelé. Un couple fait son entrée. Ils font la tête. Peut-être est-ce le monde déjà présent qui les contrarie. Peut-être se sont-ils disputés. Allez savoir. Il porte un long bermuda fleuri et un débardeur mouillé par l’eau de mer. Elle, une robe d’été blanche et des sabots en caoutchouc qui crissent à chaque pas. Ils ont la même taille, moyenne et ronde, et illustrent à bien des égards la déroute de la diète méditerranéenne en Tunisie et au Maghreb. Autrement dit, l’huile d’olive battue à plate couture par le sucre, les frites et la mayonnaise… 

« Je commande, toi, tu nous trouves une place », ordonne le mari. La dame fait un petit signe de tête mais ne répond pas. « Qu’est-ce que tu veux comme pizza ? » lui demande-t-il encore. « Quatre fromages » est la réponse. « Normale ou large ? » est l’interrogation qui suit. Mouvement d’impatience de l’épouse. « Ti ch'nouwa ? Tu as décidé de me faire raconter ma vie devant tout le monde ? » crie-t-elle. « Tu sais bien que c’est large ! ». Il encaisse mais n’oublie pas sa dernière question : « et tu bois quoi ? ». Elle hausse les épaules. « Hadja zirou » lance-t-elle en montant à l’étage.

Le mari passe commande en ignorant le regard narquois du caissier. Autour de lui, les conversations un temps suspendues, reprennent. Deux hommes, la quarantaine pour l’un, vingt de plus pour l’autre, recommencent à se chamailler, prenant à témoin ceux qui les entourent et interpellant de temps à autre le pizzaiolo pour qu’il donne son avis. « Moi, je te dis que ces gens-là ne sont pas sérieux ! », insiste le plus jeune. « Ils gagnent les élections après avoir promis la lune et au bout de quelques mois les voilà qui parlent de remaniement et d’un gouvernement de technocrates. C’est la preuve qu’ils sont incapables de gouverner. Si ça continue, la Tunisie ne sera plus du tout gérée ».

L’autre, casquette sur la tête, l’interrompt avec de grands éclats de rire. « Mais arrête ! C’est quoi ce catastrophisme ? Ne sois pas mauvais perdant… Ils ont gagné, vous avez perdu. C’est tout. Vous avez du mal à digérer ça. Dans le monde entier on fait appel à des technocrates quand c’est la crise. Tu devrais être content. Ça veut dire qu’ils ne veulent pas tout contrôler. Qu’est-ce t’en penses-toi ? ». Le pizzaiolo fait mine de ne rien avoir entendu. Quant au caissier, il hoche la tête sans que l’on sache si c’est parce qu’il n’a pas d’avis sur la question ou si c’est parce qu’il n’a pas envie de parler politique en ces temps incertains où le moindre propos de travers peut provoquer un attroupement et des protestations avec force « dégage ! ».

« Il faut leur donner le temps de faire leur preuve », insiste l’aîné. « Je n’ai pas voté pour eux, je ne les aime pas mais ce n’est pas une raison pour être hystérique comme ça ou pour les provoquer à la moindre occasion. On vit des temps difficiles, ce n’est pas le moment d’en rajouter. Tiens, les artistes. Pendant des années ils se tiennent tranquilles avec Ben Ali, et là, ils veulent tout, tout de suite ! Et ça passe son temps à crier au loup, à faire peur aux gens. C’est normal que les touristes ne viennent pas. Il faudrait penser à se calmer ».

Le plus jeune va pour répondre mais la dame en robe d’été refait son apparition. « Alors ? » crie-t-elle à l’adresse de son mari qui n’a rien perdu de l’échange. « Quoi, alors ? Tu vois bien qu’il y a du monde !» répond-il avec humeur. « Un peu de patience madame, ici la pizza se mérite et elle n’en sera que meilleure » intervient l’homme à la casquette avec un large sourire. Lequel ne dure guère… « De quoi tu te mêles, toi ? Attend ton tour comme tout le monde et occupe-toi de tes affaires ! » La réplique a fusé comme un missile. Tout le monde ou presque regarde ses pieds, sentant qu’un méchant orage risque d’éclater. Le caissier aligne des chiffres sur un bout de nappe en papier et le pizzaiolo est plus que jamais occupé à pétrir la pâte. « Et puis, pourquoi est-ce que ce n’est pas un serveur qui ne nous apporte nos pizzas ? Puisque c’est comme ça, je n’ai plus faim ! » s’emporte l’épouse en quittant l’endroit. Son mari ordonne au caissier de ne pas annuler la commande et la suit à l’extérieur en grommelant.

« Ce que je leur reproche, c’est de semer la division et de ne pas avoir de discours fédérateur » reprend le jeune comme si de rien n’était. « Ça fait des mois qu’ils nous opposent les uns aux autres. Tiens, tu sais ce qu’a raconté l’un de leurs ministres ? Il a dit que nous autres, gens de La Marsa, passons notre temps à nous moquer des ceux des quartiers sud. Comme si on se sentait supérieurs à eux. Tu te rends compte ! Voilà comment on crée la haine entre Tunisiens. » 

Son compère n’a pas le temps de répliquer car le couple est de retour, faisant toujours la mine. Mais, cette fois, c’est le mari qui part à la recherche d’une table tandis que l’épouse attend la quatre-fromage et la napolitaine, toutes deux « large », et les sodas à l’aspartame. Ses yeux lancent des éclairs et elle ne cesse de regarder autour d’elle, cherchant visiblement à passer sa mauvaise humeur sur le premier venu. Ce que comprennent les clients, y compris le duo qui a cessé de parler politique. « J’en ai marre de ce pays et de ses bons à rien » souffle-t-elle. Personne ne réagit. La fatigue, la faim, peut-être. A l’extérieur, la nuit tombe en douceur sur La Marsa.
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mardi 24 juillet 2012

N'djib el-maghreb !

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Paris. Périphérique intérieur.
Une camionnette blanche, immatriculée dans le neuf-cinq, roule au ralenti, fenêtre ouverte, bras gauche ballant. Il est vingt-et-une heure. La rupture du jeûne est dans quarante-six minutes. Vous avez deviné. Le conducteur est un ramadanisant qui, comme au bled, passe le temps au volant en attendant l'instant R.
R comme ripailles...
Imaginons ensemble ce qui pourrait lui arriver.
Un motard de police qui lui demande de quitter le périph' puis qui s'adresse à lui, un peu énervé.
- Monsieur ! Vous rouliez à 30 kilomètres heures sur le périphérique. C'est dangereux !
- Ah oui, je suis désolé. Je suis un peu sonné. En fait, c'est pour amener le maghreb.
- Quoi ?
- Oui, c'est une expression du bled. On tue le temps en attendant l'heure du f'tour.
- Le quoi ?
- Le repas de rupture du jeûne. On tue le temps en attendant le coup de canon.
- Quel canon ???
- Celui qui annonçait la rupture du jeûne !
- Et c'est quoi cette histoire de Mahgreb ?
- C'est l'heure de la prière. La fin de la journée. On peut manger. N'djib el-maghreb, vous comprenez ?
- Bon, vous ne me paraissez pas dans votre état normal, monsieur. Vous allez souffler dans l’alcootest.
- Hein ?
- Vous en avez sur vous ? Vous savez que c'est obligatoire ?
- Mais je suis musulman ! C'est le ramadan !
- Et alors ?
- Mais je ne peux avoir bu de l'alcool ! C'est interdit par la religion.
- Bon, je veux bien vous croire. En tous les cas, je vous verbalise pour conduite dangereuse. Et il faudra penser à acheter un alcootest.
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jeudi 19 juillet 2012

La chronique du blédard : Un roman égyptien

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 Le Quotidien d'Oran, jeudi 19 juillet 2012
Akram Belkaïd, Paris


Est-il possible de parler du monde arabe sans tomber dans le piège du néo-orientalisme triomphant ? Peut-on appréhender l’avenir immédiat de cette région sans être influencé par les propos et les écrits d’une foule des politologues toujours prompts à essentialiser des peuples pourtant uniquement mus par la quête universelle du droit aux droits ? En clair, comment peut-on faire pour échapper au diktat de l’actualité vue par les médias, leur grille de lecture et leurs experts appointés ?

« C’est terrible. On ne parle plus que de salafistes et d’islamistes comme s’il n’y avait rien d’autre. Comme si les gens n’existaient pas, comme si les sociétés arabes ne devaient être réduites qu’à cette dualité » m’a ainsi fait remarquer l’universitaire tunisienne Kmar Bendana alors que nous participions tous deux à l’Université libre de la Méditerranée à Bruxelles. Ouvrons une parenthèse pour expliquer qu’il s’agit-là d’une manifestation annuelle qui rassemble de jeunes étudiants venus des quatre coins de l’espace méditerranéen et qui, signalons-le au passage, mériterait bien plus de financements et d’attention que les trop nombreuses fumisteries organisées autour du thème de l’euro-méditerranée. Fin de la parenthèse.

J’ai repensé aux propos de Kmar Bendana en terminant La faim, un roman de l’écrivain égyptien Mohamed el-Bisatie, publié en 2008 et traduit en langue française par Edwige Lambert (*). Dans un contexte où les médias imposent leur manière de voir et leurs raccourcis (expliquez-nous la situation en Syrie en deux minutes svp…), la littérature est d’un précieux secours. C’est elle qui est capable de raconter les choses autrement et de rendre compte avec nuance de l’état des sociétés arabes. C’est elle qui précède et annonce les mutations et les révolutions. C’est elle qui peut dire ce que nous autres journalistes sommes incapables de restituer avec finesse. Mais encore faut-il que cette littérature soit à la hauteur de ce que l’on attend d’elle, c'est-à-dire qu’elle soit indépendante du prêt à penser, voire du prêt à consommer. Quand ils ne sont pas de commande, le roman ou la nouvelle sont précieux parce qu’ils ne sont jamais binaires ou conformes aux schémas simplistes.

Dans les milieux francophones, où l’on regarde plus vers Paris que vers Beyrouth ou Le Caire (oublions Damas), la littérature d’expression arabe, souffre souvent d’un manque de considération quand elle n’est pas tout simplement dénigrée. Dans les classements plus ou moins officiels, elle est placée en seconde position derrière celle qui s’écrit en langue française ou parfois en langue anglaise. Certes, il y a quelques exceptions – comme celle de l’égyptien Alaa Aswany- mais, en règle générale, il est fréquent de voir cette production balayée de la main puisque ses auteurs écrivent dans une langue accusée d’archaïsme, comme si elle était responsable à elle seule des malheurs du monde arabe.

En réalité, comme le montre bien le roman d’El-Bisatie, cette littérature est d’une richesse insoupçonnée. Outre le talent de nombreux écrivains qui la façonnent et la font sans cesse évoluer, elle a pour attrait de s’adresser d’abord aux lecteurs du crû tout en prenant garde à ne jamais rompre les ponts avec l’universel (ce qui n’est pas le moindre des exploits). Et parce qu’elle n’est pas d’exportation, ou parce qu’elle n’ambitionne pas l’exportation, notamment vers l’Occident, cette littérature est, à bien y regarder, finalement plus libre et bien moins contrainte dans son expression (et cela malgré les diverses formes de censure et d’autocensure).

Lire Mohammed El-Bisatie est ainsi une autre manière de « comprendre » une Egypte intemporelle, qu’il s’agisse de celle d’avant la chute de Moubarak ou même de celle d’aujourd’hui. Dans La Faim, trois tableaux évoquent, sans emphase ni exotisme de pacotille, le quotidien d’une famille pauvre – presque misérable – d’un village égyptien. Il y a Zaghloul, le père, homme à l’esprit curieux mais incapable de travailler longtemps pour subvenir aux besoins de sa famille. Il y a aussi Sakina, sa femme, obsédée au quotidien par la nécessité de trouver de la nourriture. Enfin, il y a Zahir, le fils, au ventre vide lui aussi, qui erre dans le village en compagnie d’enfants bien mieux lotis que lui. Chacun d’eux va rencontrer un bienfaiteur qui leur permettra d’échapper à la faim mais pour quelques temps seulement. Car ainsi va la vie de cette famille égyptienne, incapable d’échapper à sa condition et toujours ramenée à l’impératif de survie.

Dans l’écrit d’El-Bisatie, il n’y a ni pathos, ni grandiloquence. Le roman est sec, d’une grande sobriété ce qui ne l’empêche pas d’être teinté d’humour. Sans grands discours ni grandes démonstrations, il aborde sans l’air d’y toucher des thèmes d’une actualité brûlante comme lorsque Zaghloul s’adresse à un cheikh, notable respecté du village, pour qu’il l’éclaire. Extrait : « Dieu a créé le monde et les gens et tout, et Il leur a ordonné de L’adorer. Et moi je me dis : puisqu’Il a créé tout ça, qu’est-ce qu’Il en a à faire d’être adoré ? Mais si les gens ne L’adorent pas, Il se met en colère et les menace des pires châtiments (…) Si le Tout-Puissant  veut qu’ils L’adorent, Il devrait apparaître sous n’importe quelle forme et leur dire : ‘c’est moi qui vous ai créés, alors adorez-moi !’ Et personne pourrait dire non ! ». Des propos qui vaudront à Zaghloul d’échapper de peu à un lynchage…

La Faim, est un roman qu’on ne lâche pas avant la dernière page. Il n’y est question ni de Frères musulmans (du moins pas de manière évidente), ni de salafistes mais, dans le même temps, tout y est sans que l’on puisse savoir comment, sans que l’on puisse séparer précisément ce qui nous parle de l’Egypte et ce qui nous parle de la famille de Zaghloul. C’est là, la puissance de la littérature. De la bonne littérature.

(*) Actes Sud, 125 pages, 17 euros.


N.B : Mohamed El-Bisatie est décédé le samedi 14 juillet 2012. Pour en savoir plus sur cet écrivain : Al-Ahram Hebdo
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vendredi 13 juillet 2012

La chronique du blédard : Un Boss, marathonien du rock, à Bercy

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 12 juillet 2012
Akram Belkaïd, Akram

Pendant un concert, les vedettes rock, pop, indie, rap, R&B ou de quelque autre courant musical obéissent presque toutes à un même cérémonial. D’abord, une première partie assurée par un inconnu  qui n’intéresse personne. Ah, qu’il est dur de chanter dans le brouhaha et l’arrivée continue de spectateurs à peine attentifs, pinte de bière ou bol de popcorn à la main, et déjà impatients de voir ce prélude se terminer sous, c’est selon, les huées ou quelques applaudissements à peine polis. Vient ensuite le concert proprement dit. Une heure trente, deux, cent cinquante minutes, mais jamais plus, de bonheur plus ou moins intense.

La fin du concert est le moment le plus convenu de la soirée. C’est celui du rappel, avec son faux suspense, sa spontanéité de pacotille… Les lumières se sont éteintes, l’artiste et ses musiciens ont fait leur salut et disparu de la scène. La foule sait alors ce qu’on attend d’elle. Elle doit crier, tempêter, siffler, taper des pieds, lancer des « oh-oh-oh » et des « ah-ah-ah » jusqu’à ce qu’elle obtienne satisfaction. Retour sur scène de la vedette, main sur le cœur pour marquer son émotion, deux ou trois mots de remerciement et c’est reparti pour un nouveau (petit) tour qui ravira les cochons de payants. Quelques chansons, souvent des tubes, puis la lumière se rallume, la scène se vide, il est temps de dégager.

Rares sont donc les artistes qui ne se plient pas à cette comédie. Parmi eux, il y a ceux qui ne concèdent aucun rappel. Quand c’est terminé, c’est terminé. C’est le cas de Bob Dylan qui n’a jamais été très communicatif (sympathique ?) et qui avec l’âge n’a guère fait de progrès. « Good evening France ! » (bonsoir la France) fut ainsi son seul message à son arrivée sur une scène parisienne (on appréciera le raccourci géographique très étasunien) et « Thank you and Good night » (merci et bonne nuit) ses seuls mots à l’heure de l’au-revoir. Pas de rappel, pas d’échanges avec les fans, pas de main sur le cœur, pas de larmes aux yeux : zavez payé pour vingt chansons, il n’y en aura pas une de plus…

Et puis, il y a Bruce Springsteen, maître incontesté du rock américain dont il a déjà été question dans ces colonnes (*). Le Boss donc qui au Palais de Bercy annonce la couleur dès la première note comme il l’a fait à Madrid, Barcelone, Calgary ou Kalamazoo (en attendant Alger ? Il paraît qu’il y a de l’argent pour ça…). Sa guitare parle au public et lance un avertissement. Ça va chauffer dur. Pas de répit, pas de pause. Trois secondes entre chaque morceau, pas plus. Du riff, du raff. Des cuivres, du saxo. Du rock, du gospel, du vrai rhythm’n’blues (pas celui des greluches style Rihana, Bibana, Lady Gaga et autres Djiyaha), du Bo Didley, un peu de be-bop par ci, un peu de rock-jazz par là. Du Springsteen…  Des tubes, de nouvelles compositions qui racontent la crise des subprimes et ses ravages et, bien sûr, de vieilles chansons qui renvoient le présent chroniqueur à l'adolescence (merci radio Chaîne III).

Et le concert, dur de dur, dure, dure… Une heure, deux, trois ( !) et ce n’est toujours pas terminé. Les dix huit mille spectateurs sont ko debout, ivres de plaisir, incrédules devant une telle débauche d’énergie, devant un tel don. Bercy tangue, Bercy est au bord de la rupture. C’est un « all you can eat » (tout ce que vous pouvez manger, formule ponctuelle proposée par certains restaurants aux Etats-Unis) musical. Vous vouliez du Boss ? Tenez, prenez, mangez ! L’homme du New Jersey demande de temps à autre à la salle si elle est fatiguée (en français, s’il vous plaît), et, non hurlé en réponse, continue de plus belle. Une performance : soixante deux ans et une pêche d’enfer. Sur scène, ils sont tous là, ou presque. L’épouse du Boss, Patti Scialfa et les musiciens du E Street Band. Ne manque que « Big Man », Clarence Clemons, parti souffler l’anche au paradis des saxophonistes. Son neveu, Jake du même nom, l’a remplacé. Solos époustouflants : la relève est (bien) assurée.

Au pied de la scène, ça danse, ça chante et ça tombe dans les pommes. Ça se pousse, ça porte le dos du boss en lui faisant traverser tout le pit, tel un prophète fendant une marée humaine, et, comme toujours, ça brandit des pancartes pour demander tel ou tel morceau. Le Boss entame l'incontournable « wainting on a sunny day » (et son fameux oh-oh-oh-ho, signe de ralliement des fidèles de Springsteen) et fait monter sur scène une frêle adolescente. Il lui offre le micro, l’encourage à chanter, la promène, main dans la main, court avec elle et les voilà tous deux qui glissent sur les genoux, tels deux joueurs de foot qui viennent de marquer un but. Le voici ensuite qui la porte dans ses bras et la raccompagne vers la fosse. Songeur, on se dit que cette gamine n’oubliera jamais ce qui vient de lui arriver (Springsteen lui a offert son harmonica...).  On se demande aussi ce que cette chanson de la fin des années 1990, à l’âge de ses biberons, peut bien signifier pour elle (grâce à la toile, on apprendra plus tard que la jeune fille s'appelle Amandine et que ses parents, présents eux aussi, en étaient à leur... vingt-cinquième concert du Boss !).

La fête se termine. Elle a duré trois heures trente huit minutes. Un record. Du jamais vu. C’est un concert-marathon qui vient de s’achever avec des milliards de décibels qui se sont déversées sur le peuple du Boss. Springsteen a chanté, joué, hurlé, couru, serré des mains, plongé dans le public, laissé ses fans le pétrir, rendu hommage aux spectateurs installé derrière la scène (faut-il être passionné…), évoqué la mémoire des absents (dont celle de Big Man) et remercié ses musiciens un par un. Il a présenté au public sa mère, sa belle-sœur, dansé sur scène avec sa fille. Merci, crie-t-il au moment de l’au-revoir, merci pour votre passion. Personne, sauf les fous furieux du pit (ils seront des prochains concerts à Paris ou ailleurs), n’en redemande. Ni rappel, ni comédie. 

La salle est repue, rassasiée au-delà de toutes ses espérances. Peu à peu, le silence s’installe dans le Palais omnisport de Bercy. A l’extérieur, sur les visages il y a un vrai bonheur qui s’affiche mais aussi un zeste de doute car, tous ou presque, se demandent déjà si ce qu’ils viennent de vivre était bien réel.

(*) Un Boss nommé Springsteen, jeudi 3 juillet 2008.
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jeudi 5 juillet 2012

La chronique du blédard : Algérie, juillet 1912

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Le Quotidien d'Oran
jeudi 5 juillet 2012
Akram Belkaïd, Paris



Prenons l’année 1962 comme centre de symétrie chronologique. Si tous les regards se portent sur ce qu’est devenue l’Algérie en ce 5 juillet 2012 (avec cette litanie de jérémiades décrites dans la chronique de la semaine dernière), il n’est pas inintéressant de se demander à quoi pouvait bien ressembler ce pays en 1912, c’est-à-dire cinquante ans avant l’indépendance. A cette époque, soit quatre-vingt deux ans après le début de la conquête, la présence coloniale se développe et affirme sa force tandis que la résistance semble brisée. Alors qu’il a atteint un pic entre 1870 et 1890, le nombre de révoltes contre l’occupant français a chuté. L’idée nationaliste voire indépendantiste n’est portée par aucun mouvement d’envergure et même le courant réformiste de la Nahda arabe paraît s’être arrêté aux frontières de ce qui est depuis 1848 une partie intégrante de la France (même si nombre de lois de la République ne s’y appliquent guère, du moins pas pour tous). Il faut attendre la fin du premier conflit mondial pour qu’émergent les pionniers du nationalisme algérien moderne : L’Ikdam de l’émir Khaled (1919) puis, en 1926, l’Etoile nord-africaine qui sera la première à réclamer de manière claire l’indépendance du Maghreb.

En 1912, une délégation du mouvement « Jeunes Algériens » se rend à Paris pour y rencontrer des personnalités politiques dont Raymond Poincaré, alors président du Conseil (l’équivalent de chef du gouvernement) et futur président de la République. Les délégués de ce courant à la fois réformiste et assimilationniste, créé au début du siècle par de petits notables, demandent (en vain) une citoyenneté totale pour l’indigène musulman. Il faut rappeler que ce dernier est alors un sujet – et non un citoyen - de la République française et qu’il est soumis au Code de l’indigénat de 1881. Il n’a donc pas le droit de vote mais peut, en théorie et s’il le demande, être naturalisé depuis 1865. Ses enfants n’ont pas droit non plus à la nationalité française ce qui n’est pas le cas, depuis 1889, pour les enfants d’étrangers européens (Espagnols, Italiens, Maltais,…). Eux sont Français de manière automatique à la naissance. En juillet 1912, l’Algérie est peut-être la France, mais l’indigène musulman n’est rien et certainement pas français.

Pour autant, il est jugé apte à faire un bon soldat car le service militaire est obligatoire pour lui et ses coreligionnaires depuis 1911. Pour la France, c’est une manière bien commode de trouver des effectifs supplémentaires.  Au ministère de la Guerre à Paris on sait qu’une nouvelle guerre avec l’Allemagne se profile et qu’il est urgent de rétablir l’équilibre démographique avec l’ennemi germanique. Pourtant, dans les textes de la République, la conscription ne concerne que les « vrais » citoyens.  Qu’importe cette contradiction, toute chair à canon est bonne à prendre…

En réaction, et parce qu’elles considèrent que servir dans l’armée française va à l’encontre des règles de l’islam mais aussi de la dignité d’un peuple encore traumatisé par la violence de la colonisation, plusieurs centaines de familles musulmanes ont quitté ou s’apprêtent à quitter l’Algérie pour le Machrek. Elles sont originaires de Tlemcen, Oran, Mascara mais aussi de Kabylie et leurs descendants vivent aujourd’hui encore en Syrie (où certains ont conservé nombre de leurs traditions algériennes). Deux ans plus tard, débute la Première Guerre mondiale. Entre 1914 et 1918, ils seront 173 000 indigènes à se battre dans les tranchées et 25 000 y laisseront la vie.

Cette question de la conscription obligatoire formellement instaurée en 1912 est loin d’être secondaire. Dans un article publié dans le mensuel « Le Monde Diplomatique » de janvier 1964 (et republié en avril 2006), Robert Gauthier, journaliste spécialiste de l’Algérie au quotidien « Le Monde », estime que c’est l’une des causes lointaines de l’insurrection de novembre 1954 (*). Cet enrôlement forcé, sans véritable contrepartie politique, aurait ainsi aggravé le ressentiment des populations musulmanes à l’égard de la France. D’ailleurs, même des élites plutôt conciliantes comme celles appartenant au mouvement des « Jeunes algériens » ont été marquées par cet épisode. Il faut rappeler que les colons se sont opposés avec virulence à la conscription des musulmans la jugeant dangereuse car susceptible de permettre aux indigènes de retourner leurs armes contre les Européens d’Algérie mais aussi de leur donner de nouveaux droits. Avec le recul, et en forçant un peu le trait, on peut dire que le courant politique assimilationniste algérien en a certes obtenu quelques uns (loi « Jonnart » facilitant la naturalisation, suppression de certains impôts) mais que la plus grande concession qui lui a été accordée a finalement été la conscription obligatoire pour les musulmans (et donc le droit de mourir pour la France…).

Par ailleurs, et pour l’anecdote, juillet 1912, c’est aussi le retour d’Anatole France à Paris. L’écrivain vient de passer plusieurs semaines en Tunisie et en Algérie. Aux journalistes qui l’interrogent sur ses premières impressions de voyage, le futur prix Nobel de littérature (1921) ne dit pas grand-chose si ce n’est qu’il a été impressionné par les courses de chevaux à Bou Saada et, plus encore, par la prospérité coloniale notamment celle des viticulteurs et des gros propriétaires terriens. La France, déclare-t-il, a beaucoup à gagner de ce que peuvent lui apporter la Tunisie et l’Algérie. 


Comme nombre de ses pairs intellectuels, qu’ils soient de droite comme de gauche, l’académicien, pourtant auteur de « la folie coloniale » en 1904 – une critique soutenue du colonialisme et de l’impérialisme - ne dit rien sur la profonde paupérisation des musulmans et sur la ruine de la paysannerie indigène. Lui qui s’est rapproché de la gauche et de Jaurès, lui qui a soutenu Emile Zola, n’a guère été choqué par ce qu’il a vu et entendu en voyageant en voiture, à pied ou à dos de chameau… Un aveuglement emblématique de ce qu’a finalement été la fascination de l’Algérie coloniale chez nombre d’intellectuels français.

(*)1912-1919 : premier « dérapage » de la politique algérienne.
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mercredi 4 juillet 2012

Passage TV5, 7 jours sur la planète

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À l'occasion de l'élection présidentielle de Mohamed Morsi en Egypte, Akram Belkaïd, correspondant à Paris du quotidien algérien "Quotidien d'Oran", revient sur les difficultés que devra affronter ce pays dans le cadre de l'émission 7 jours sur la planète sur TV5MONDE :http://www.tv5monde.com/7jours.


Lien pour l'émission : cliquer ici avec le mulot

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